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Claude Cahun |
Paru en 1925 au Mercure de
France, Eve la trop crédule ouvre un
cycle de brefs récits de Claude Cahun intitulé Héroïnes. Ce n’est que plus tard que son auteure, figure
excentrique et hors genre du monde de l'art, écrivain, femme de théâtre,
plasticienne et photographe, s’est fait une réputation de rebelle, de féministe,
de homosexuelle et de résistante. Mais dès sa prime jeunesse la nièce de Marcel
Schwob profite de ses entrées « familiales » dans de prestigieuses
revues pour les prendre à revers de façon souvent ironique et subversive.
Inspirées notamment des Moralités
légendaires de Jules Laforgue, ces seize nouvelles, de longueur
inégale, furent rédigées entre 1920 et 1924. Chacune de ces « fables intempestives »
(François Leperlier) s’attache à une grande figure féminine légendaire, issue
du monde antique (Hélène, Sapho, Pénélope) ou judéo-chrétien (Eve, Judith, Salomé,
Dalila, Marie), des œuvres littéraires (Sophie, Marguerite) ou encore des contes
populaires (Belle, Cendrillon). Claude Cahun ose s’attaquer à cet éternel
féminin qui a si souvent fait l’objet d’exaltation dans des écrits des ses
pairs. Les créatures de Claude Cahun semblent plus proches des monstres que des
femmes idéales. Pour François Leperlier, son biographe, il s’agit de « s’en
prendre à l’image de la femme telle que la présentent les contes et les
mythes ; il s’agit de corriger, de réécrire les biographies fabuleuses et
d’opposer aux versions admises, conformes, banalisées, d’autres versions
inattendues, rebelles, caustiques et décapantes ».
Dans le cas de détournement des
épisodes bibliques, on peut parler de véritables apocryphes. Ce sont des récits
non canoniques dont l’authenticité n’est pas démontrée et qui ne reculent pas devant
ce qui pourrait être perçu comme une « contre-vérité », parfois à
l’encontre des stéréotypes et des idées reçues. Ainsi, dans Eve la trop crédule, l’épisode biblique
subit une actualisation et une désacralisation spectaculaires. Truffé d’anachronismes,
ce récit semble réagir au contexte des années 1920. Comme toutes les autres
héroïnes, Eve ne ressemble en rien à un modèle de vertu. A la fois universelle,
atypique et moderne, elle est une ingénue qui se moque de la loi. A sa façon, elle
s’oppose aux outrances de l’autorité et à l’intolérance de ceux qui « ne
supportent pas l’odeur d’une autre haleine » (p. 12). Etourdie, frivole,
insolente, elle aimerait demander à Adam plus d’argent de poche, car elle ne
manque pas d’ambitions et rêve de
s’inventer un destin : « Qu’est-ce qu’il dirait de voir sa petite
femme devenir grand peintre, grand poète, la gloire du Paradis ? »
(p. 10). Incontrôlable et excessive, elle se permet même d’émettre des doutes
sur l’infaillibilité du père rabat-joie bannissant les distractions :
« Sans doute, le père n’y connaît rien. Il n’est pas gourmand. Et puis, il
est grognon : peut-être qu’il souffre de l’estomac – il trouve toujours le
dîner manqué » (p. 11). Après la Chute, ce père détrôné se trouve dépassé
par les événements, ne sachant quelle ligne adopter : « Il chassa le
Couple du Paradis, le rappela, le renvoya – ne sut que décider » (p. 12).
La polyphonie d’Eve la trop crédule
traduit l’intérêt marqué par Claude Cahun pour la représentation scénique
et la théâtralisation de l’expérience. Brouillant des pistes et des codes, ce
récit privilégiant le dialogue et le monologue apparaît comme un savoureux
mélange d’anglais et de français, mais aussi du sacré et du profane. Plus
particulièrement, c’est un mélange des passages bibliques et des messages
publicitaires qu’Eve la naïve prend pour argent comptant et essaie d’appliquer
à la lettre. Voilà pourquoi elle ne résiste pas à cet appel de l’Occasion
unique : « Voulez-vous devenir plus forts, réussir dans toutes vos
entreprises ? N’hésitez pas […] Demandez le fruit savoureux. Il n’en reste
plus qu’un SEUL. Demandez-le sans retard ! Que risquez-vous ? Vous
serez satisfaits, ou votre chèque vous sera remboursé » (p. 8).
Une citation absurde d’une notice médicale est apostrophée comme
« Onzième Commandement » et le fruit défendu assimilé à la pomme de
discorde. Enfin, comment passer à côté de ce passage qui semble si pertinent aujourd’hui,
dans le contexte du grand débat sur la « théorie du genre » :
« On m’a raconté qu’en suçant sept prunelles bien vertes une fille
devenait garçon. Mais ça, je n’y crois pas… Il y a trop de différence »
(p. 11). Une ultime provocation de celle qui avait décidé de
raser le crâne à 16 ans, avant de choisir un pseudonyme brouillant son identité
sexuelle. Une ultime aspiration vers le neutre, "seul genre qui me
convienne toujours…."
A lire :
Claude Cahun, Aveux non avenus, préface
de Pierre Mac Orlan, postface de
François Leperlier, Editions Mille et une nuits, Paris, 2011.
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