lundi 29 septembre 2014

Snacking with a snake


 
Fait symbolique, c’est un arbre qui joue un rôle majeur dans le récit biblique de la Chute. Dans de nombreuses cultures du monde, la capacité de production des arbres et leur symbolisme phallique leur ont donné une place centrale dans les rites de fertilité. Les coutumes qui voulaient que les femmes stériles enlacent certains arbres fruitiers ou s’allongent en-dessous afin de tomber enceintes étaient très courantes, depuis l’Europe du Nord-Ouest, jusqu’à la Polynésie. Mais comment expliquer le fait que le fruit interdit cueilli par Eve est le plus souvent associé à la pomme ?

Il ne s’agit pas d’une erreur de traduction mais plutôt d’un jeu de mots. Evoqué dans la version latine de la Bible (Vulgate), le mot malus désigne aussi bien un arbre « mauvais », c'est-à-dire interdit, qu'un simple pommier. Quant au malum, il signifie « pomme », mais également « mauvais » ou « méchant ».

Présente dans de nombreux mythes, la pomme apparaît comme un très ancien symbole de l’amour et de l’épanouissement sexuel. Telle est sa signification dans  les rêves, selon l’écrivain grec Artémidorus. Attribut de l’Aphrodite et de ses compagnons les érotes, elle était considérée comme un cadeau amoureux, au même titre que la rose. Aujourd’hui encore, on lui attribue parfois des vertus aphrodisiaques, comme par exemple, au Portugal.

Pour expliquer ce fait, on évoque souvent son symbolisme sexuel : sa forme sphérique rappelle la poitrine féminine, tandis que son cœur coupé en deux est censé rappeler la vulve. Ainsi, la gravure de Jean II de Gourmont intitulée Le pêché universel (1565-1585) présente Adam et Eve enlacés sous l’arbre de la connaissance en compagnie du serpent tentateur. Eve sert de relais entre la parole diabolique et Adam : d’une main, elle saisit la pomme offerte, de l’autre elle la donne à son tour. Quant à Adam, il offre une image symétrique, en saisissant la pomme d’une main et en caressant le sein d’Eve de l’autre. Le fruit et le sein deviennent ici interchangeables.

Mais c’est aussi l’érotisme des représentations orales (croquer la pomme) qui détermine son potentiel évocateur dans le contexte du récit biblique. En témoigne la polysémie constatée notamment dans le slavon et dont la parenté des mots iskusiti (tenter), iskus (tentation) et vkusiti (goûter), vkus (goût) est un remarquable reflet.

De nos jours, la pomme en tant que fruit défendu cueilli par la première femme est toujours aussi souvent déclinée dans les œuvres d’art, de design et bien sûr, sur les images publicitaires.
Encore entière entre les mains d’une Eve à la fois innocente et coupable, la pomme constitue le centre géométrique de La nouvelle Eve imaginée par Pierre et Gilles (2011). Sur ce portrait de Zahia Dehar, la première femme placée dans un décor féerique de nuages, de fleurs de champs et de jolis champignons vénéneux est menacée par un serpent rose en érection. Aussi troublante que resplendissante, elle apparaît dans un halo de lumière, reflet iconique de la sainteté et du glamour qui ne fait qu’accentuer l’ambigüité de l’ensemble.





Le duo de photographes expose une nouvelle fois un univers pop et coloré, d’une naïveté perverse entre kitsch presque enfantin et connotation sexuelle. C’est justement cette provocation combinée à l’expression naïve qui a contribué à leur notoriété internationale.  



 
Créé au début de l’année 2014 pour célébrer le réveil des sens comme alliance entre la gourmandise et la sensualité, le parfum La Tentation de Nina joue également avec les connotations bibliques évoquées par la forme et la couleur de son flacon. Mais cette fragrance florale et fruitée, née de la rencontre entre Nina Ricci et Ladurée, revendique aussi des notes hespéridés, une référence aux pommes d’or du jardin des Hespérides de la mythologie grecque. 


 
La pomme croquée est également l’emblème de Gleeden, «le premier site de rencontres extra-conjugales pensé par des femmes» créé en 2009. Son nom est composé de glee (bien-être, euphorie) et de Eden (paradis terrestre). Sur ses affiches très nombreuses dans les couloirs de métro, le symbole du péché originel est agrémenté de slogans tels que «par principe nous ne proposons pas de cartes fidélité» ou «contrairement à l'antidépresseur, l'amant ne coûte rien à la sécu» ou encore «les vacances, c'est toujours l'occasion d'aller voir ailleurs».



Ce n’est pas par hasard que cette promotion de l’adultère a provoque la colère de militants proches de la Manif pour tous qui n’ont pas hésité à arracher ou à taguer les affiches incriminées.


 

 

mercredi 24 septembre 2014

Création selon Vadim

Affiche du flm Et Dieu... créa la femme de Roger Vadim (1956)





Pour l’anniversaire de Brigitte Bardot, France 2 a diffusé Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim. Sorti à Paris le 28 novembre 1956 et interdit aux moins de 16 ans, le film pouvait difficilement échapper au scandale. A commencer par ses affiches provocantes représentant la nouvelle Eve bientôt propulsée au rang de sex-symbol. Le film véhicule l’image d’une femme dotée d’une volonté émancipatrice, rejetant les conventions et partant à la recherche débridée du plaisir. Orpheline « dévergondée », Juliette n’a pas d’autre bien que son corps et sa beauté, mais elle est aussi affranchie du joug de l’autorité et peut se permettre les écarts de conduite impensables pour les filles de bonnes familles.

La liberté sexuelle de l’héroïne se déployant dans une région du sud aussi idyllique que conservatrice, les défenseurs des "bonnes mœurs" montent au créneau pour restaurer l’image de l’épouse et ménagère exemplaire des années cinquante. En France et en Grande-Bretagne, ils imposent la coupure de scènes de nu particulièrement choquantes. En embrasant le territoire américain, le film provoque de vrais actes de fanatisme. Les ligues de vertu manifestent et tentent de faire le faire interdire dans certains États. Dans d’autres, elles essaient d’acheter à l’avance tous les billets pour empêcher les fidèles de voir ces images associées à l’immoralité et au péché de chair. L’archevêque de Lake Placid va même jusqu’à promettre l’excommunication à tous les dépravés qui assisteraient à la projection. Le chef de la police de Dallas en défend la représentation dans les salles réservées aux Noirs, car cela risquerait de les exciter et de provoquer des désordres… Il y a aussi l’arrestation de deux directeurs de salles à Philadelphie au motif qu’ils ont projeté le film.


Mais toute cette agitation ne fait qu’attiser la curiosité du public pour celle que le puritanisme
américain qualifie de « créature de Satan ». En 1958, à l’Exposition universelle de Bruxelles, le pavillon du Vatican prend pour thème les sept péchés capitaux. Pour symboliser l’horreur du vice et de la luxure, les concepteurs choisissent d’exposer la photo de l’une des plus fameuses scènes du film de Vadim, où l’on voit BB danser un mambo endiablé.


A lire :
Emmanuel Pierrat, 100 images qui ont fait scandale, Editions Hoëbeke, Paris, 2013.


 










mardi 16 septembre 2014

Autonomie fatale: Eva prima Pandora

 
Eve Prima Pandora de Jean Cousin l'Ancien



Eva Prima Pandora est un tableau de l'artiste Jean Cousin l’Ancien aujourd'hui conservé au musée du Louvre. Peinte vers 1549-1550, cette oeuvre révolutionnaire a fait scandale à l'époque. Aujourd'hui encore, elle n'a pas encore livré tous ses secrets. Il s'agit probablement du premier nu de l'histoire de la peinture française et, comme indique Lise Wajeman, cette nudité est d’autant plus troublante qu’elle est posée dans le cadre d’un paysage, et non pas dans un espace intime, comme c’est le cas notamment pour les tableaux maniéristes de l’école de Fontainebleau. D’autre part, le titre associant les deux femmes originelles a souvent été perçu comme blasphématoire : en effet, le rapprochement des deux figures sorties de leur contexte ne vient pas consacrer la victoire du sacré sur le profane et attester la vérité du texte biblique. Il s’agit plutôt de cautionner la double origine de la femme en tant que créature dangereuse sinon maléfique.

Ce double symbolisme mythologique et religieux du tableau est d’abord indiqué par les attributs d’Eve :

        le serpent de la tentation enroulé autour du bras ;

        la branche de pommier, référence à la pomme du péché originel.

 
Mais la boîte et le profil du visage néo-grec renvoient au mythe de Pandore.

 La nudité de la femme contraste non seulement avec le paysage mais aussi avec un élément assez inattendu qui n’est pas un attribut fréquent ni d’Eve ni de Pandore : le crâne véhiculant l’idée du triomphe de la mort qui fait partie de l’héritage de la première femme.

Le motif de la séduction fatale que déploie Eva-Pandora associée à un serpent se retrouve aussi dans les représentations de Cléopâtre au début du XVIe siècle. Ce rapprochement iconographique avec la légendaire reine d’Egypte et ses charmes pernicieux confine au tableau de Cousin son aura romanesque. Enfin, comme le note Lise Wajeman, sur le tableau de Cousin, Eve-Pandora tient le rameau de pommier comme une plume, et le linge blanc prend l’aspect du papier ou d’un livre. Ce n’est donc plus seulement la séduction du corps qui est en jeu, mais également la tentation de la parole. Ainsi, le mélange subtil de sensualité et de spiritualité distingue ce tableau des autres classiques du genre, comme Venus endormie de Giorgione et Vénus d’Urbin de Titien. Il est tentant aujourd’hui de l’interpréter à la lumière des idées d’Erich Fromm qui considère le péché originel comme notre rupture avec la condition animale et l’accès à l’humanité. De ce point de vue, la découverte de la parole (orale par le biais du serpent, puis écrite) par Eva-Pandora apparaît comme un réveil, une prise de conscience, un pas de plus sur le chemin de l’autonomie associée à la connaissance du bien et du mal – cette connaissance qui nous permet de devenir des individus à part entière.


A lire :

Erich Fromm, « La désobéissance, problème psychologique et moral », De la désobéissance et autres essais, Paris, Robert Laffont, 1983,

 Lise Wajeman, « Création de la femme, invention de la peinture. Eva prima Pandora, un tableau de Jean Cousin », Jean-Claude Schmitt (Dir.), Ève & Pandora, La création de la première femme, Gallimard, Paris, 2001, p. 211-232.

 


mardi 9 septembre 2014

Eve sans Adam – et contre Marie


Le récit biblique de la Création et de la Chute (Genèse 2-3) apparait, sous bien des aspects, comme un réquisitoire contre la première femme. Pilier de l’anthropologie androcentrique épinglée par Kari Elisabeth Borresen et « un des textes fondateurs de tout le sexisme chrétien », ce récit scelle  le sort de celle qui a été crée à partir de la côte du premier homme pour ses besoins. Les points d’accusation sont multiples : orgueil, rébellion, indiscrétion… Abusant de la liberté donnée par Dieu, c’est Eve qui aurait écouté le serpent, « la plus astucieuse de toutes les bêtes des champs ». C’est elle qui aurait cueilli et mangé le fruit de l’arbre de la connaissance « bon à manger, séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance ». C’est encore elle qui induit Adam à transgresser, devenant une complice du diable. Et c’est à cause d’elle que l’humanité aurait été expulsée du paradis terrestre, avec l’obligation de travailler dur, d’enfanter dans la douleur et au final, de retourner à la poussière. A l’origine du mal et de la mort, Eve serait un cadeau empoisonné offert à l’homme et, pour certaines Pères de l’Eglise, la source de son éloignement de l’image divine. Cette représentation la rapproche de Pandore de la mythologie grecque avec qui elle est souvent mise en parallèle.


D’autre part, Eve la pécheresse a fréquemment été opposée à la Vierge Marie, incarnation de l’absolue pureté et de la virginité perpétuelle. Miraculeusement préservée intacte de toute souillure du péché originel, la nouvelle Eve vient expier les fautes de l’ancienne comme l’esprit vient purger les failles de la chair. Certains papes vont très loin dans l’exaltation de ses vertus, en utilisant quelquefois la notion de Corédemptrice.

Maria Deraismes

Ces outrances du culte marial devenu l’un des enjeux majeurs de l’histoire des femmes à l’Occident semblent inacceptables pour la féministe Maria Deraismes (1828-1894). Née dans une famille bourgeoise et peu religieuse, elle étudie assidûment la Bible, la patristique et les livres traduits des religions indoues et orientales. Ayant appris le grec et le latin pour découvrir les auteurs anciens, elle lit Leibnitz, Hobbes, les philosophes anglais et allemands du dix-huitième siècle. Jeune femme érudite, idéaliste, elle est persuadée de la perfectibilité de l'homme, de sa capacité à construire la société sur les fondements de la liberté et la recherche de l'égalité. Elle est la cofondatrice en 1869 avec Léon Richer, un opposant républicain et libre-penseur, de la «Société pour la revendication des droits civils des femmes», puis en 1870, toujours avec Léon Richer, de l'Association pour le droit des femmes, qu'elle préside. Elle participe au journal Le droit des femmes qui deviendra en 1870 L'Avenir des femmes. Tout en fréquentant les milieux francs-maçons, elle entreprend de défendre la cause des femmes, qu'elle associe à son combat pour la laïcité, et critique le patriarcat dans ses fondements institutionnels et idéologiques. Avec d’autres féministes, elle crée la Société pour l'amélioration du sort de la femme et soutient activement les idées de Louise Michel sur l'instauration d'une éducation pour les filles.

Ses conférences sur les femmes, données entre 1868 et 1870, sont rassemblées sous le titre Eve dans l’humanité. Maria Deraismes veut mettre fin à la division arbitraire du monde en deux sphères, l’une publique réservée aux hommes, l’autre privée où l’on maintient les femmes. D’après elle, cette pseudo-complémentarité ne sert qu’à asseoir la domination masculine et l’infériorité féminine. Cette dernière n’est qu’une invention humaine et une fiction sociale que Maria Deraismes, bien avant de Simone de Beauvoir, démonte à travers de nombreux exemples emprunts à la vie quotidienne, au droit, à l’art et à la littérature. Par ailleurs, elle réfute aux conférences de Cluny la définition de la femme donnée par Alexandre Dumas fils : « La femme est un être circonscrit, passif, instrumentaire, disponible, en expectative perpétuelle. C’est le seul être inachevé que Dieu ait permis à l’homme de reprendre et de finir. C’est un ange de rebut ! ». En 1872 révoltée par les fantaisies et les facéties de l’Homme-Femme du même auteur, elle réplique par une véhémente brochure dans laquelle elle affirme que la femme est un être complet et que le résultat obtenu par la servitude des femmes est l’amoindrissement de l’Humanité.


Le thème d’Eve apparaît dans deux conférences principalement : La femme et le droit (1868) et La femme telle qu’elle est (1869). Dans ces articles, Maria Deraismes ne manque pas de souligner les faiblesses d’Adam présenté comme un homme « d’une jolie couardise » (p. 89) :


« Si, d’autre part, Dieu avait la pensée secrète, je dis secrète, Jéhovah ne l’ayant exprimée nulle part, de conférer la supériorité à l’homme plutôt qu’à la femme, il faut reconnaître qu’il a été singulièrement déçu, car l’homme, dans cette première incartade, accuse autant de bêtise que de lâcheté. Sans opposition raisonnée, sans résistance, il devient complice enfantin de sa compagne Eve qui, dans sa faute, se montre infiniment supérieure, cédant à un besoin de connaître et de savoir » (p. 8).

 
Eve, le serpent et la Mort de Hans Baldung


La vraie héroïne de Maria Deraismes est Eve, la mère de tout vivant, guidée par sa soif de savoir et sa recherche de l’autonomie. Ces qualités l’opposent à la vierge Marie, ou plutôt à ce qu’en a fait l’Eglise : c’est-à-dire  Marie comme « Eve de l’origine qui n’obtient sa réhabilitation qu’en abdiquant toute indépendance » et devenant « servante du Seigneur » (p. 93). Comme dans ses autres discours et écrits, elle dénonce en parallèle une vision trop romantique de la femme, cette divinisation qui bride son émancipation :


« Mais cette transformation des déesses païennes en une vierge chrétienne, marque-t-elle un progrès pour le genre féminin ? Non certes ; nous sommes loin des Athéné, des Diane, des Déméter éclairant l’humanité et donnant des lois. Marie, désormais, l’idéal de la femme dans le christianisme, est l’incarnation de la nullité, de l’effacement ; elle est la négation de tout ce qui constitue l’individualité supérieure : la volonté, la liberté, le caractère » (p. 12).


La force humaine défiant la puissance divine et l’activité féminine qui s’oppose à l’inertie masculine : aujourd’hui encore, cette remise en cause des dogmes chrétiens nous surprend par son audace et sa modernité indéniable.


A lire :

Maria Deraismes, Ève dans l’humanité, Paris, 1891, sur Gallica :


Kari Elisabeth Børresen, « Fondements anthropologiques de la relation entre l’homme et la femme dans la théologie classique », Concilium, 111, 1976, p. 27-39.

Jean-Marie Aubert, Antiféminisme et christianisme, Paris 1975.

Pauline Schmitt Pantel, « La création de la femme : un enjeu pour l’histoire des femmes ? », Jean-Claude Schmitt (Dir.), Ève & Pandora, La création de la première femme, Gallimard, Paris, 2001, p. 211-232.

lundi 1 septembre 2014

Concept




Verbe d’origine latine, où pro signifie « devant » et vocare « appeler », provoquer  veut dire « déclencher une réaction », « exciter » ou « défier ». Quant au substantif, du genre féminin, il semble illustrer, dans la plupart des langues indo-européennes, la vieille idée aristotélicienne attribuant la naissance d’une femelle à la révolte de la matière contre la forme.

Depuis toujours, la gent masculine semble nous réserver cette belle mission qui est de semer la pagaille. Comme si la femme, créature secondaire et dérivée, tentait d’inverser par cet acte les rapports de forces. En tout cas, telle est l’une des conclusions qui s’imposent à la lecture de la Genèse. Décidément, Eve n’était pas la mieux placée pour devenir la gardienne de la virginité. Notre aïeule commune, la pécheresse originelle provoquant la chute, celle à qui on a reproché d’être à l’origine de tous les désastres de l’humanité était aussi la première à préférer une liberté incertaine au bonheur sûr de l’enclos. Au fait, l’exil et les peines n’étaient-ils le prix équitable pour payer les avantages acquis : la procréation, la sortie hors de l’état de tutelle, cette fameuse Unmündigkeit kantienne, et tous les bienfaits de la civilisation issue d’une simple feuille de figuier? Ambassadrice de la modernité, Eve la Vivante entraîne sa tribu vers de nouvelles aventures  en laissant Adam « pleurer aux portes interdites » (Lamartine).

Fait remarquable, la première femme était aussi la première risque-tout guidée par sa curiosité – ou par son intuition. Tournant le dos aux valeurs inculquées ex cathedra, la séductrice d’Eden fait preuve du courage de se servir de son propre entendement.  La provocation créative, n’est-ce pas la dégustation d’un fruit interdit en connaissance de cause, comme source de controverse et remède à la stérilité ?

Associée au désordre préalable à toute création, la provocation libère une énergie brute non affaiblie par les « transformateurs » des normes sociétales.  C’est une voie expérimentale qui fait vaciller le socle des évidences et se déroule en trois étapes :

        Transgression volontaire et spectaculaire d’un tabou,

        Perturbation et polarisation, avec la prise de position pour ou contre

        Innovation

Si d’après Paul Valéry, toute création est une perte de l’innocence, la provocation créative est son rejet conscient, la maculée conception. C’est la souillure qui menace un paradis aseptisé, nous arrache au confort et repousse les limites de l’admissible, en chassant les conventions au profit des inventions.  Œuvre humaine et non divine, elle est libératrice, jouissive et irrésistible, comme une sortie du placard.

La provocation rejette le flux d’information à sens unique et revendique le droit de réponse. Bousculant les codes existants, visant à éveiller la réflexion ou la critique, elle est avant tout un acte communicatif, un affrontement, une réplique du dialogue qui dans l’idéal se veut constructif. Mais elle est aussi un acte d’esprit issu du souci de distinction. C’est une sorte de signature, l’une des rares formes de l’expression personnelle qui s’opposent à l’uniformisation des procédures, des matériaux et des formes. Si la beauté peut être anonyme, la provocation, elle, a toujours un nom: par ailleurs, l’impertinente compagne d'Adam n'a reçu le sien qu'après la chute.

La provocation, c’est une porte de sortie des prisons culturelles stigmatisées par Michel Foucault. Souvent considérée comme une agression, elle n’est qu’une légitime défense lorsque les épines deviennent le seul moyen de résister au rouleau compresseur.

Sensible à l’attrait de la nouveauté, mobilisatrice sans être fédératrice, elle va par définition un peu trop loin, au-delà du rassurant et du consensuel, quitte à heurter certaines sensibilités, brusquer l’establishment et offenser « le bon goût ». Mais malgré ses outrances, l’abus du buzz et la chasse aux sensations, elle reste un outil précieux pour donner matière à débat et manifester la liberté individuelle dans notre monde très formaté. Ses alliés sont la passion,  l’audace, l’esprit critique, l’originalité et la créativité. Ses ennemis le conformisme, les poncifs idéologiques, les conduites moutonnières, la médiocrité et la censure bien-pensante.
La provocation n’a jamais été réservée aux intellos progressistes. Mais comme tout concept innovateur, elle est l’apanage de la pensée divergente qui implique le risque de déplaire. Aujourd’hui, à l’époque de la « normalité » pourchassant toute dérive, faire de la provoc c’est encore cultiver l’insoumission, une haute vertu de résistance. Tout en restant les enfants d’Eve.

Eve d'Albrecht Dürer (1507)