jeudi 30 avril 2015

L’art de Klimt entre censure et barbarie




L’exposition Au temps de Klimt à la Pinacothèque de Paris est une véritable mine d’informations sur un aspect essentiel de l'Art nouveau qui s'est développé à Vienne au début du XXème siècle sous le nom de Sécession. Elle raconte entre autres l’histoire des trois toiles allégoriques de Gustav Klimt ayant provoqué l’un des plus grands scandales liés à l’art qui ont secoué l’Empire Austro-hongrois. Mais au-delà de la controverse, cet épisode met en lumière le problème de la liberté d’expression artistique et du rejet des compromis, notamment dans le cadre des commandes officielles.

C’est en 1893 que Klimt est sollicité par le ministre autrichien de l’éducation et de la culture pour décorer le plafond de la salle des fêtes (Aula Magna) de l’université de Vienne. Il doit également peindre trois toiles destinées aux facultés de philosophie, de médecine et de jurisprudence. Klimt décide de représenter les trois sciences sous forme d’allégories qui seront souvent modifiées. Une première version de la toile Philosophie est présentée à la 7e exposition de la Sécession Viennoise en mars 1900, mais la version définitive date de 1907. L’artiste choisit de représenter la philosophie sous la forme mystérieuse d'une sphinge aux contours flous, la tête perdue dans les étoiles, tandis qu'autour d'elle se déroulent tous les cycles de la vie, de la naissance à la vieillesse. A gauche, la "connaissance" revêt les traits d'une femme fatale fixant de ses yeux froids et sombres le spectateur. Bien que cette toile reçoive le premier prix à l’Exposition Universelle à Paris, elle fait l'objet d'une critique sévère des autorités universitaires qui s'attendent à une représentation classique et optimiste du sujet rendant hommage au progrès scientifique, le thème initial étant « Le triomphe de la lumière sur l’obscurité ». 87 membres de la faculté signent une pétition contre cette toile, accusant Klimt de peindre des « idées confuses à travers des formes confuses » et de ne rien connaître à la philosophie.

Le tableau Médecine, présenté en 1901, n’a pas davantage de succès et est jugé obscène : en raison de ses nus « trop réalistes », Klimt est même accusé de pornographie. Le scandale généré par cette toile prend une dimension politique en provoquant un premier débat culturel dans le Parlement. Après l’intervention du procureur, Klimt manque de peu d’être poursuivi en justice, et la toile est censurée. Le ministre de l’éducation est le seul à défendre l’artiste, et lorsque celui-ci est élu professeur à l’Académie des Beaux-Arts, le gouvernement refuse de valider sa nomination. Klimt riposte avec Poisson rouge qui met en scène une jeune femme montrant ses fesses et dont le titre initial était A mes détracteurs.

Gustav Klimt, Poisson rouge (A mes détracteurs)


Atteint par les critiques, l’artiste choisit de présenter dans Jurisprudence (1903) une vision amère de la justice. Trois silhouettes féminines qui sont des allégories de la Loi, de la Justice et de la Vérité, condamnent et punissent le personnage central, un homme saisi par les tentacules d’une pieuvre. Ces allégories rappelant les Euménides de la mythologie grecque symbolisent l’idée de la « femme fatale » qui deviendra, à travers des images de Salomé et de Judith, un des leitmotivs de son œuvre.  La critique violente de la presse accuse  Klimt d'outrager l'enseignement et de vouloir pervertir la jeunesse. On lui reproche ses peintures trop érotiques, et on s'interroge sur sa santé mentale et sur ses crises de dépression. Face au scandale provoqué par ses toiles, Klimt démissionne et refuse de mener la commande à son terme.


Les trois peintures ne furent jamais accrochées à l’université et le gouvernement autrichien refusa même de les voir présentées lors d’une exposition organisée en 1904 à Saint Louis, aux Etats-Unis. Achetées par les collectionneurs, elles furent toutes saisies par les nazis en 1938 et exposées une dernière fois en 1943, avant d’être emmenées au château Immendorf où elles devaient être conservées. En mai 1945, les forces allemandes en repli mirent le feu au château, détruisant ainsi les toiles et d’autres œuvres de Klimt également présentes. Aujourd’hui, il n’en reste que des photographies et quelques études conservées à l’Albertina de Vienne.


mardi 28 avril 2015

L'art incontournable: "Les Clefs d'une passion"


L’exposition « Les Clefs d’une passion » à la Fondation Louis Vuitton est unique à bien des égards. Tout d’abord, elle rassemble de nombreux chef-d’œuvre mondialement connus dont chacun à lui seul vaut le déplacement. Mieux encore, il s’agit d’œuvres emblématiques et même programmatiques, représentatives d’un courant ou d’un domaine de recherche, de véritables manifestes révélateurs et incontournables par l’empreinte qu’ils ont laissée dans l’histoire de l’art du XXe siècle. Autre point commun, ces œuvres ont toutes été créées sous le signe de la fracture et de la subversion, posant ainsi les bases de la modernité.

La première partie, expressionnisme subjectif,  se tourne vers les questions universelles concernant la vie, la mort, l’angoisse, la solitude.  On y trouve la première version du Cri d’Edvard Munch, Pressentiment complexe de Malevitch marqué par la terreur soviétique, une série d’autoportraits d’Helene Schjerfbeck obsédée par le vieillissement ou encore L’homme qui marche I de Giacometti.

Sélectionnée par contraste, la deuxième partie souligne l’importance de la contemplation, de la méditation face à la nature et au contact de sa force régénératrice. Elle réunit des artistes aussi différents que Claude Monet, Pierre Bonnard, Piet Mondrian, Ferdinand Hodler, Emil Nolde, Constantin Brancusi et Mark Rothko. Ces paysages dont la grandeur confine souvent au sublime apparaissent comme des emblèmes de sérénité, d’éternité et d’absolu. Enfin, le célèbre Carré noir de Malévitch fait aussi partie de cette section, en tant que forme fondamentale du suprématisme, à la fois iconoclaste et fondatrice d’une nouvelle iconicité.

La séquence popiste réunit des œuvres de Robert Delaunay, Fernand Léger et Francis Picabia aux accents résolument modernes et anticipant les stratégies pop. Tels sont par exemples les nus bucoliques de Picabia oscillant entre les photos de charme des années 1930 et les images de propagande inspirées du réalisme socialiste.

Francis Picabia: Printemps, La Brune et la Blonde, Portrait d'un couple (Le Cerisier)


Enfin, la quatrième et dernière séquence montre le rapport que les artistes entretiennent avec la musique, à travers des tableaux aussi emblématiques que La Danse de Matisse, les quatre Panneaux pour Edwin R. Campbell de Kandinsky ou encore Amorpha, fugue à deux couleurs de Frantisek Kupka.


Une brochure gratuite et très détaillée en français et en anglais complète ce voyage à travers les époques et les styles. Il s’agit d’un vrai support pédagogique avec de nombreux extraits du catalogue permettant de mieux situer les artistes et leurs œuvres.


vendredi 24 avril 2015

Le vice impuni de Jean Castarède

Pablo Picasso, La Lecture


J’aurais pu rencontrer M. Castarède au salon de la Gastronomie 2014.  Nos tables étaient voisines, mais on s’est raté, je ne sais pas trop pour quelle raison. Certes, à l’époque je n’avais pas encore étudié Mon vice impuni, ce labyrinthe initiatique qui encourage toutes sortes de questions indiscrètes. Autrement, je n’aurais pas laissé repartir son auteur sans l’avoir interrogé…

Singulier et inclassable, ce livre est passionnant, car écrit par un passionné. Mais aussi parce qu’il réunit plusieurs ingrédients qui ne manquent pas d’attiser, puis de captiver l’attention du lecteur.

« Depuis Rousseau, les confessions sont devenues impudiques », affirme l’auteur au début du premier chapitre, en donnant ainsi le ton de cet ouvrage. La sienne passe par l’écriture et c’est un choix. Entre un sacrement chrétien, un déballage psychanalytique et un étalage médiatique, voici une occasion d’avouer l’inavouable, en évoquant ses addictions, ses vices et ses défauts, mais aussi de réfléchir sur les notions de péché et d’interdit. C’est dans ce contexte que l’ancien élève des « bons pères » place d’emblée son « vice impuni », la lecture, qui le pousse à la fréquentation assidue d’un certain « lieu », au désespoir de son épouse.

En ne révélant que très tardivement le nom de ce « lieu » (que je garderai secret à mon tour), l’auteur réussit à maintenir le suspense jusqu’au bout. En même temps, il s’amuse à donner au lecteur un certain nombre de fausses pistes concernant des lieux à la fois branchés et malfamés, infréquentables ou ceux dont la réputation a radicalement changé ces dernières années (dont l’incontournable Fouquet’s). Les « fourvoiements coquins » sont eux aussi volontaires et même programmatiques. Pour Jean Castarède, la lecture est un plaisir sensuel, et elle a sans doute un lien direct avec ses deux autres passions : le luxe et l’armagnac. D’après son ami Brice Torrecillas, il éprouve un besoin de feuilleter, de toucher, de caresser, il lui faut un contact physique. « Même l’écriture possède un côté charnel. Ecrire, c’est faire l’amour ».

C’est ainsi que nous arrivons au troisième ingrédient de Mon vice impuni qui est la transgression. En faisant des réflexions sur le voyeurisme qui apparaît comme un pendant à la confession, Jean Castarède n’hésite pas à citer des textes libertins ou à raconter son travail dans la commission de censure ayant pour but de classer les films X. D’ailleurs indépendamment de leur sujet, ses souvenirs ressemblent toujours à de petites leçons d’histoire, très loin des manuels scolaires : tel est par exemple le chapitre 5 intitulé « Intrusion de la sexualité dans l’audiovisuel ». Mais la transgression a aussi d’autres visages, comme l’intérêt pour les « anti-moi » ou cet éloge de la retraite écrit au sommet d’une vie bien remplie et qui confirme pourtant mon intuition : « A de rares exception près, la vie professionnelle exalte rarement nos qualités. Voilà pourquoi la retraite peut être la chance de notre vie. C’est l’enjeu du XXIe siècle et il n’est pas paradoxal de dire que toute une vie est nécessaire pour réussir sa retraite ».

Au chapitre 13 l’auteur rappelle, à juste titre, le rapport étymologique entre les mots « lieu » et « lien », car il est question ici de la capacité d’échanger avec autrui. Des rencontres incroyables, des endroits mythiques : la vie de ce rescapé d’un accident d’avion est un roman écrit sous l’égide du « démon de la découverte ». Ainsi, Mon vice impuni est aussi un bel hommage à la curiosité sous toutes ses formes. Car chez ce Gascon elle rime avec générosité et même avec une certaine exubérance méridionale qui ne laisse pas indifférent.

Un dernier point important : diplômé d’HEC et de l’ENA, l’auteur est aussi un éditeur infatigable, créateur de la collection « Pour les surdoués », lancée par dérision amicale et par opposition à la collection « Pour les nuls ».  Celui qui trouve le métier d’éditeur exaltant et peut-être le plus beau du monde rêve de retrouver dans l’enseignement français « le goût du pittoresque, de l’anecdote, du rapprochement, de la transmission ». C’est aussi ce type particulier d’érudition qui marque sa relation avec de nombreux auteurs qu’il cite ou évoque dans ses pages: Camus, Sartre, Gide, Mauriac, Malraux, Saint-Exupéry, Sainte-Beuve, les frères Goncourt, mais aussi Valéry Larbaud, le premier à avoir écrit sur le « vice impuni » en 1925, Brigitte Lahaie (qu’il apprécie beaucoup) et bien sûr Brassens, ce « mécréant » qui a « dépucelé » son âme.


Que dire de plus ? Je vais visiter le « lieu » très prochainement, car Jean Castarède m’a vraiment donné envie de le connaître…


mercredi 22 avril 2015

Les « poètes de l’agonie » contre la peine de mort

Parmi les militants de la cause abolitionniste, les écrivains ont toujours joué un rôle à part. Leur don d’empathie, ainsi que les subtilités de l’analyse psychologique et morale, ont communiqué à leurs écrits une virulence particulière. En créant de véritables ondes de choc, ces œuvres de fiction sont devenues des manifestes destinés à relancer le débat sur la rétribution, la dissuasion et l’exécution des innocents. Au fil des années, leur impact s’est révélé plus avéré et plus durable que celui de certains traités et discours aujourd’hui oubliés.


Victor Hugo, Le Dernier jour d'un condamné


Farouche abolitionniste ayant assisté dans son enfance à des exécutions capitales, Victor Hugo est celui qui a le plus écrit sur la peine de mort. Utilisant tour à tour sa notoriété d’écrivain et son statut d’homme politique, il défend l’inviolabilité de la vie humaine, en consacrant au « meurtre judiciaire » des articles de  presse, des discours, des romans et despoèmes. Pour gagner le premier combat de sa longue vie, il saisit  la Chambre des Pairs, l’Assemblée constituante, le Sénat et d’autres tribunes. Dans Le Dernier Jour d'un condamné (1829) et Claude Gueux (1834), deux romans de jeunesse, Hugo a analysé ce phénomène de société de tous les points de vue en pesant de nombreux arguments pour ou contre et en posant les questions essentielles : En quoi la peine capitale constitue-t-elle un scandale ? Quelle est son influence sur le peuple ? Que subit le condamné ? Injuste, inutile et inhumaine, « signe spécial et éternel de la barbarie », la peine de mort ne produit à ses yeux qu’un « faux calme » et stimule le voyeurisme malsain. La mort même vécue comme une expérience personnelle de deuil, cette chose irrévocable, irréparable et indissoluble, est selon lui à Dieu et n’appartient pas à l’homme qui ne devrait pas s’introduire dans ses lois.  

Dans Le Dernier Jour d’un condamné qu’il écrit à vingt-sept ans, comme un journal, à la première personne, Hugo interpelle le lecteur en exposant les sentiments d’un homme à partir du verdict : "Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée" jusqu’à sa conduite à l’échafaud : "Ah ! les misérables ! il me semble qu’on monte l’escalier… Quatre heures." Le condamné à mort écrit durant les vingt-quatre dernières heures de son existence en relatant ce qu'il a vécu depuis le début de son procès jusqu'au moment de son exécution, soit environ six semaines de sa vie. Ce récit, long monologue intérieur, est entrecoupé de réflexions angoissées et de souvenirs de son autre vie, la « vie d’avant ». Le lecteur ne connaît ni le nom de cet homme, ni ce qu'il a fait pour être condamné, mis à part la phrase : « moi, misérable qui ai commis un véritable crime, qui ai versé du sang ! »

Dès sa publication, Jules Janin attaque cette œuvre, la présentant comme une longue agonie de 300 pages et ne lui reconnaît aucune efficacité comme plaidoyer contre la peine de mort sous prétexte qu'« un drame ne prouve rien ». Victor Hugo justifiera son choix dans une préface ajoutée à posteriori : pour que ce plaidoyer soit efficace, qu’il ait valeur de généralité, il fallait que le personnage principal soit le plus ordinaire possible, représentant tous les accusés possibles, innocents ou coupables. D’autres critiques, dont Sainte-Beuve et Alfred de Vigny, reconnaissent à l’œuvre sa valeur de plaidoyer et sa puissance romantique, ainsi une profondeur de l’analyse et une sincérité de l’émotion. Aujourd’hui, on peut constater que le temps a donné raison à ces derniers.

Fiodor Dostoïevski à quant à lui subi le sort d’un condamné à mort. Dans les années 1840, il fréquente les milieux révolutionnaires et notamment le cercle fouriériste de Pétrachevski, un groupe hétéroclite au sein duquel on trouve des libéraux, des anarchistes et des socialistes. Arrêté avec les autres membres du groupe en avril 1849, Dostoïevski va passer plusieurs mois emprisonné dans la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg. Le 22 décembre 1849 les membres du groupe sont amenés sur la place Semenov pour un simulacre d’exécution. Les conspirateurs montent à l’échafaud, un officier lit leur condamnation à mort, on recouvre leur tête d’un sac de tissu. Après plusieurs minutes d’un supplice psychologique sans pareil, les condamnés apprennent par une missive officielle que le Tsar « miséricordieux » a décidé de commuer la peine capitale en peine d’emprisonnement au bagne en Sibérie.

F. Dostoïevski, L'Idiot (en traduction anglaise)


L’écrivain revient sur cette expérience dans son roman L’Idiot (1868-1869) dont le personnage principal, le prince Mychkine, raconte en détail ces vingt minutes impossibles à oublier. En qualifiant la peine de mort de « viol de l’âme », Dostoïevski souligne son absurdité : le condamné est un jeune homme de 27 ans « fort et en bonne santé ». Mais il devient « blanc comme un papier » et pleure en montant sur l’échafaud. Et pourtant, le plus terrifiant, ce n’est pas l’exécution elle-même mais son attente, ce supplice psychologique ultime qui rend fou et fait perdre le dernier espoir. L’auteur montre également que la condamnation à mort change complètement la perception du temps : les cinq dernières minutes deviennent une énorme richesse lorsqu’elles sont vécues pleinement ; quant au temps d’une vie, il se présente comme un trésor fabuleux et inestimable souvent gaspillé de façon indigne. « Mais il déclarait que rien ne lui avait été alors plus pénible que cette pensée : « Si je pouvais ne pas mourir ! Si la vie m’était rendue ! Quelle éternité s’ouvrirait devant moi ! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie […] » Contrairement au roman d’Hugo, le porte-parole de Dostoïevski n’est pas un homme quelconque mais un être particulièrement pur et moralement irréprochable, ce qui confère une dimension christique à son combat abolitionniste entrepris aussi au nom du commandement biblique. Car la vie humaine est à ses yeux un miracle et un don de Dieu.

Parmi les écrivains qui poursuivent ce combat au XX siècle, on peut citer le nom de Léonid Andreev. Sa nouvelle L’Histoire des sept pendus paraît en 1908, la même année où Léon Tolstoï rédige son célèbre manifeste abolitionniste intitulé Je ne peux plus me taire, et qui  connaît une vague de répressions politiques rendant banales les pratiques des cours martiales. La nouvelle d’Andreev raconte les derniers jours d’un groupe de terroristes surpris en train de préparer l’attentat contre un ministre. On leur adjoint deux meurtriers du droit commun, un bandit désinvolte et un manœuvre agricole simple d'esprit. Ecrite à la troisième personne du point de vue d’un narrateur omniscient, la nouvelle maintient cependant le principe hugolien du comte à rebours. Jusqu’au tout dernier instant, marqué par une abnégation extrême ou une peur animale proche de la folie, l’auteur accompagne ces parias de la société et scrute leur conscience dans ce qu’Hugo nommait l’« autopsie intellectuelle » du condamné.

Léonid Andreev, Les sept pendus


Dans cet huis-clos mental qui établit un tête-à-tête avec la mort, ni les terroristes ni les deux meurtriers ne témoignent regret ou repentir. Les « politiques » s’estiment absous, tels les « justes » de Camus, par le sacrifice de leur personne. Quant aux criminels du droit commun, ces êtres frustes et maltraités par la vie n’ont pas appris à la respecter suffisamment pour se sentir coupables de leurs actes. Ainsi, tout comme Victor Hugo, Andreev écarte la dimension morale la plus immédiate, celle du remords individuel : la peine capitale exclut non la volonté, mais la possibilité du repentir.

Vladimir Nabokov, Invitation au supplice


Les questionnements des écrivains engagés sur les raisons d’être, le sens profond et le caractère arbitraire de cette cérémonie macabre préparent les œuvres plus tardives, tels que Invitation au supplice (1938) de Vladimir Nabokov montrant, derrière la festivité grotesque de ce rite inhumain, son caractère factice et irréel : il suffit d’un doute passager pour que tout l’édifice s’écroule comme un décor théâtral et pour que le héros descende de l’échafaud malgré les implorations du bourreau. Sans cette remise en question audacieuse, la peine de mort aurait probablement aujourd’hui encore quelques adeptes de plus dans le monde. Mais heureusement, avant de disparaître des codes pénaux de nombreux pays et même avant l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, elle avait déjà été abolie de facto dans la littérature.


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jeudi 2 avril 2015

Celles qui imitent les hommes

Larissa Goloubkina dans La Ballade du hussard


La femme doit-elle être féminine ? La question n’est pas saugrenue. « Défiant l’ordre sexuel rigide de nos sociétés, le travestissement a une saveur sulfureuse », affirme Hélène Soumet, auteur du livre Les travesties de l’Histoire (First, 2014). De nos jours encore, les femmes vêtues d’un pantalon sont lapidées ou fouettées dans de nombreux pays du monde, car elles menacent l’ordre établi et les prérogatives de la gent masculine. En Europe, des femmes politiques influentes se travestissent ou adoptent les codes mâles pour montrer que les choses seraient différentes si elles étaient des hommes. Ainsi à chaque époque, dans chaque civilisation, le travestissement révèle le niveau d’inégalité et les discriminations, des préjugés et des superstitions dont les femmes sont victimes.

Elles se travestissent depuis des siècles, souvent au risque de leur vie. Certaines le font par goût de l’aventure, comme Mademoiselle de Maupin, héroïne duelliste du roman éponyme de Théophile Gautier. D’autres pour des raisons sociales, biologiques, psychologues ou encore vestimentaires. Au XIXe siècle, fait pour attirer les regards des hommes, le costume féminin entrave les mouvements, empêche la respiration. Madeleine Pelletier, première femme française interne en psychiatrie, a dénoncé le caractère servile du décolleté des "poupées sexuelles" : « Je les montrerai (mes seins) quand les hommes porteront des vêtements qui montrent leurs… ».

George Sand raconte son plaisir à sauter par la fenêtre, à marcher seule dans les rues, travestie en homme. Quand elle était jeune, on la força à porter son premier corset, mais horrifiée par cet instrument de torture, elle le découpa en morceaux et le jeta dans un tonneau.

Le geste de George Sand est emblématique aux yeux d’Hélène Soumet qui a décidé d’écrire un livre sur les femmes lorsqu’un éditeur a, sans son avis, supprimé tous les textes sur les femmes philosophes. Choisissant  vingt-trois noms parmi plus de cent trente femmes travesties répertoriées, l’auteure retrace les destins de celles qui par leur courage et leur détermination ont ouvert la voie aux libertés féminines.

Certaines ne sont démasquées qu’à leur mort, comme l’étrange James Barry (Miranda), chirurgien militaire le plus gradé de l’Empire britannique décédé en 1865. Femme travestie, inscrite dès 14 ans à l’université d’Edimbourg pour étudier la médecine, elle termina sa brillante carrière à Montréal. Devant le scandale provoqué par la révélation, l’armée enterra James Barry sans les honneurs militaires dus à son rang et garda secrètes les archives le concernant jusqu’en 1950.

Nadejda Dourova (1783-1866), fille d’une noble famille russe, profite du passage dans sa ville d’un régiment de Cosaques pour suivre sa vocation : elle se coupe les cheveux, se travestit en Cosaque et rejoint l’armée du tsar où elle se fait enrôler sans dévoiler son identité. Elle se distingue donc dans l’histoire de la littérature pour avoir embrassé, comme Louise Labé, la carrière des armes avant la carrière des lettres, et avoir recherché dans l’une comme dans l’autre la liberté que les convenances du monde lui refusaient.  « De quel sentiment joyeux mon cœur était empli à la vue des vastes forêts, des immenses champs, montagnes, vallées et ruisseaux, en pensant que je pouvais aller dans tous ces lieux sans en rendre compte à quiconque », écrit cette Cavalière du Tsar.

Au Vème siècle la jeune Mulan devint, dans la Chine du Nord, général dans l’armée de l’Empereur des Wei. Elle alliait la force acquise par l’entraînement guerrier à la ruse féminine. Rassemblant les puissances du yin et du yang, Mulan fut une guerrière remarquable et très dangereuse. Après douze années de combat, elle rentra chez ses parents et se découvrit comme femme auprès de ses troupes. Apprenant sa féminité, l’empereur l’envoya chercher pour l’épouser et l’enfermer dans son gynécée. Fière guerrière, Mulan se transperça le cœur de son épée pour échapper à cette prison.

Ces combats légendaires qui semblent si lointains ne le sont pas vraiment : rappelons que la loi de 1800 interdisant le port du pantalon aux femmes a été abrogée... en 2013. On peut noter une vraie continuité entre les pionnières du travestissement et les figures comme Marlene Dietrich, Greta Garbo, Katharine Hepburn et, plus récemment Jane Birkin ou Patti Smith cassant les codes de la mode féminine.




Liste des femmes héroïnes du livre « LES TRAVESTIES DE L’HISTOIRE »


Saintes et mystiques
Sainte Thècle (Turquie) au I et II siècle, 
Sainte Pélagie (Turquie) 430-457), 
Wilgeforte(Portugal), 
Jeanne d’Arc (France) (1412-1431)

Guerrières :
Mulan (Chine) IV-Ve siècle, 
Catalina de Erauso (Espagne) (1581-1645)
Les pirates Anne Bonny(Irlande) (1697-1782)
et Mary Read (Angleterre) (1685-1721)
Hannah Snell (Angleterre) (1723-1792) 
Nadedja Dourova (Russie) (1783-1866)

Savantes et intellectuelles
Agnodice (Grèce antique) vers 305 av JC, 
Dr James Barry (Irlande ou Ecosse) (1795-1965), 
Louise Michel (France) (1830-1905), 
Madeleine Pelletier (France) (1864-1939)

Aventurières et voyageuses : 
Jeanne Barret (France) (1740-1807), 
Jane Dieulafoy ( France) 1851-1903, 
Calamity Jane (USA) (1856-1903), 
Isabelle Eberhardt (Suisse et Algérie) (1877-1904)

Artistes et créatrices : 
George Sand (France) (1804-1876) 
Billy Tipton (USA) (1914-1989) 
Rosa Bonheur (France) (1822-1899) 
Marc de Montifaud (France) (1850-1912)
Colette (France) (1873-1954)