samedi 27 mai 2017

Les repoussoirs : la mégère


 

« Ne pas aimer les femmes, chez un homme, c’est une attitude. Ne pas aimer les hommes, chez une femme, c’est une pathologie », affirme Virginie Despentes[1]. Dans le monde où le comportement agressif ou tout simplement combatif est considéré comme dysfonctionnel, la mégère tient une place à part parmi les créatures monstrueuses représentant l’échec de la féminité à craindre ou à blâmer.

L’avatar par excellence d’une femme méchante, au très mauvais caractère, le mot « mégère » nous vient de la mythologie grecque. Les Enfers antiques avaient en leur sein des divinités appelées Furies et chargées d’exécuter les sentences prononcées par les juges envers les coupables mortels. Trois d’entre elles sont connues par leur nom : Tisiphone qui veille à la porte du Tartare et fouette les criminels à leur arrivée ; Alectô, une vengeresse obstinée armée de serpents ; et Mégère, qu’on prétend la plus acharnée de toutes dans la poursuite des coupables. La mission de Mégère était notamment de semer querelles et disputes parmi les hommes, une mission traditionnelle chez les Furies appelées par Hésiode « filles de la discorde ».

Selon Isabelle Taubes, Mégère s’inscrit, au même titre que les Harpies, dans la lignée des terribles créatures féminines des mythes antiques, de la Sphinge dévorant les malheureux incapables de résoudre ses énigmes, en passant par les monstres marins Scylla et Charybde, à Hécate, déesse de l’Ombre et de la Mort, envoyant les cauchemars aux mortels[1]. La journaliste cite le psychanalyste Carl Gustav Jung, pour qui ces monstres femelles illustrent la peur inspirée aux hommes par le sexe féminin, qui se retrouve également dans les contes de fées.


Au début, le nom « mégère » était circonscrit au strict domaine mythologique. Ce n’est qu’en 1637 que le nom est rentré dans le vocabulaire commun et a pris son sens moderne. Cette année-là, une comédie de William Shakespeare, présentée en 1594 en anglais sous le titre The Taming of the Shrew, parut en français. Son titre fut traduit par La mégère apprivoisée.
 
Baptista, vieil aristocrate de Padoue, a un souci : celui de caser sa fille aînée, Catherine, au caractère insupportable qui veut toujours avoir le dernier mot. Ainsi pourra-t-il marier sa seconde fille, la douce Bianca, que convoitent déjà deux prétendants. Vient ensuite de Vérone le gentilhomme Petruchio, qui n'a qu'une idée en tête ; épouser une femme riche pour combler sa vie. Petruchio prie Baptista de lui donner la main de Catherine, qu'il emmène ensuite à Vérone. Il commence à la « dresser », avec entre autres comme méthodes la privation de nourriture, de sommeil et de beaux vêtements. Ayant obtenu sa main, Petruccio lance une compétition pour voir lequel des autres hommes récemment mariés aura l’épouse la plus obéissante, récompense en or à la clé. Catherine, devenue parfaitement sage, obéit à l'appel de son époux, et Petruchio remporte le pari haut-la-main.

La société de l’époque de Shakespeare est fondamentalement patriarcale. À tous les niveaux, la femme est assujettie à l’homme. Elle n’a pas de statut de citoyenne et ne peut acquérir de reconnaissance sociale en dehors du mariage. Toute femme soupçonnée d’actes ou même d’une attitude répréhensibles peut être « corrigée » par le biais de méthodes dégradantes et violentes. Et pourtant, paradoxalement, c’est une femme, la reine Élisabeth I, qui est à la tête de l’Angleterre. Elle est célibataire, se dit vierge et refuse de se marier et d’avoir des enfants. Ce n’est pas par hasard que dans les premières pièces historiques écrites au début des années 1590, Shakespeare joue avec les stéréotypes en développant des rôles féminins forts, autour desquels l’action gravite.

La Mégère apprivoisée prend pour sujet la figure de la femme insoumise, en rébellion contre l’autorité : elle refuse de se cantonner au rôle social que lui dicte la norme en vigueur. Son statut de femme lui commande de se taire alors qu’elle voudrait dénoncer l’injustice, celle qui la frappe, mais aussi celle qui frappe les autres. C’est également une femme blessée parce qu’elle n’a aucun prétendant, à l’inverse de sa sœur qui les multiplie.

Aujourd’hui encore de nombreuses adaptations théâtrales de cette pièce divergent dans l’interprétation des méthodes d’apprivoisement choisies par Petruchio. Son école s’est avérée efficace mais à quoi doit-il sa réussite ? La question reste ouverte de savoir si Catherine la Mégère est domptée par l’amour, dressée par la violence et les privations ou bien, comme le suppose Delphine Lemonnier-Texier, juste formée par son mari à la manipulation et au discours théâtral pour jouer le rôle de la femme soumise

Quatre cents ans plus tard, bien des choses ont changé. Mais combien de filles dans le monde entendent encore cette rengaine quotidienne : « Avec ton caractère, il te sera difficile de trouver un mari » !

 




[1] Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, 2006, p. 127.
[2] Isabelle Taubes, « D’Athéna… au djihad », Psychologies, mars 2017.
 

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