mardi 30 mai 2017

Les repoussoirs: la "bad girl"



 
La bad girl est reconnaissable à ses attributs de féminité réduits au minimum. Par rapport au garçon manqué ou à l’ancien terme de virago, l’image de bad girl est connotée de façon nettement plus négative. Par définition, la bad girl a des mauvaises manières car elle cherche à s’affirmer : elle parle fort, rit sans façons, s’exprime sur un ton autoritaire ou catégorique et peut se montrer agressive. Dans son livre King Kong Théorie, Virginie Despentes décrit ses expériences punk rock, vécues comme un exercice d’éclatement des codes établis, notamment en matière des genres. « Être keupone, c’est forcément réinventer la féminité puisqu’il s’agit de traîner dehors, taper la manche, vomir de la bière, sniffer de la colle jusqu’à rester les bras en croix, se faire embarquer, pogoter, tenir l’alcool, se mettre à la guitare, avoir le crâne rasé, rentrer fracassée tous les soirs, sauter partout pendant les concerts, chanter à tue-tête en voiture les fenêtres ouvertes des hymnes hyper-masculins, s’intéresser de près au foot, faire des manifs en portant la cagoule et voulant en découdre… »[1]
 
En fait, la bad girl est le contraire exact d’une princesse. Celle qui sait que toute affirmation d’elle-même diminue ses chances de séduction est obligée de se montrer futile, docile, gentille, conciliante, de réprimer sa spontanéité, son énergie et leur substituer « la grâce et le charme étudié que lui enseignent ses aînées »[2].
 
La bad girl quant à elle essaie de faire les mêmes expériences que les hommes, aller où elle veut et quand elle veut, se mettre en danger, quitte à prendre des leçons de la violence. Elle n’a pas peur du jugement des autres, en refusant cette féminité que Virginie Despentes appelle la putasserie. Elle aspire à être un sujet libre et actif tandis que les sollicitations sociales l’invitent à s’assumer comme objet passif (auto-objectification)[3]. Rien n’est pire pour elle que de rester dans sa chambre en attendant le prince charmant, tandis qu’il se passe tant de choses dehors. Elle ne sort pas sous le couvert de sa faiblesse et ose affronter le monde de façon souveraine, comme si elle n’était pas une fille. Allant seule dans les villes où elle ne connait personne, passant la nuit dans des gares, elle est plus qu’une autre obligée de se défendre pour survivre et résister. C’est dans ces expériences-là, aussi périlleuses soient-elles, qu’elle puise sa force : « Ce que j’ai vécu, à cette époque, à cet âge-là, était irremplaçable, autrement plus intense que d’aller m’enfermer à l’école apprendre la docilité, ou de rester chez moi à regarder les magazines. C’était les meilleures années de ma vie, les plus riches et tonitruantes, et toutes les saloperies qui sont venues avec, j’ai trouvé les ressources pour les vivre[4]. »





[1] Virginie Despentes, King Kong Théorie., p. 124.
[2] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, II, p. 98.
[3] Cf. Clarence Edgard-Rosa, Les gros mots, Abécédaire joyeusement moderne du féminisme, Hugo Doc 2016., p. 13.
[4] Virginie Despentes, op.cit., p. 47.

lundi 29 mai 2017

Les repoussoirs: la "dame de fer"




La locution est souvent utilisée dans les discours médiatiques, particulièrement pour décrire certaines femmes politiques, dont le style se rapproche de celui de l’ancienne Première ministre de la Grande-Bretagne de 1979 à 1990, Margaret Thatcher, surnommée « The Iron Lady » par un journaliste soviétique. C’est également le titre du film biographique de Phyllida Lloyd consacré à Margaret Thatcher, qui la présente en utilisant des traits fortement masculins, tels que force, rigueur, dureté, fermeté et ambition. Ce surnom fut également appliqué, pour des raisons similaires, à d’autres femmes politiques, telles que l’Israélienne Golda Meir, la Lituanienne Dalia Grybauskaitė, la Libérienne Ellen Johnson Sirleaf  ou l’Algérienne Nouria Benghabrit-Remaoun.  

 

Comme Catherine Lemarier-Saulnier et Mireille Lalancette le soulignent dans leur article consacré aux représentations médiatiques des politiciennes canadiennes[1], les femmes de ce type sont le plus souvent décrites sous des traits masculins ; elles sont associées aux enjeux économiques, et peu d’éléments les rattachent à la scène privée, à l’amitié et les relations. Le vocabulaire militaire, se référant à la victoire et à la force, est aussi privilégié pour les décrire.

 

Plus précisément, dans ce portrait, les politiciennes sont explicitement associées à des caractéristiques axées sur la tâche. Il est souvent question également de la dureté de ces femmes par la mise en relief de l’importance d’atteindre leurs objectifs. Ces notions attachées au vocabulaire de la lutte, aux termes comme « instinct de tueur » ou « main de fer » mettant habituellement en scène les traits considérés comme masculins, illustrent les tentatives de « dissocier » ces personnalités du sexe féminin.

 

En parallèle, ces politiciennes sont perçues comme étant peu portées sur le développement ou la préservation des liens avec autrui. Elles sont plus ou moins exclues du domaine des émotions, généralement rattaché aux femmes et à la scène privée. Cela explique peut-être pourquoi ces femmes qui correspondent le plus aux représentations des leaders masculins réussissent à s’imposer dans le milieu politique. Mais en même temps, elles sont plus contestées et divisent la société plus profondément que leurs homologues masculins ou bien les politiciennes qui incarnent des types moins controversés, tels que « les stars » ou « les bonnes mères ».

 



[1] « La Dame de fer, la Bonne Mère et les autres : une analyse du cadrage de la couverture médiatique de certaines politiciennes québécoises et canadiennes »,  Canadian Journal of Communication,  Vol. 37, N°3 (2012), p. 459-486.
 

dimanche 28 mai 2017

Les repoussoirs: le bas-bleu




Le mot a été traduit de l'anglais blue stocking et désignait au départ les habitués d'un salon littéraire présidé par une femme, Elizabeth Montagu (1720-1800). Elle réunissait chez elle, une fois par semaine, des amies qui partageaient ses goûts littéraires. Les hommes étaient admis à leurs réunions, et parmi eux, paraît-il, un certain Benjamin Stillingfleet, qui se présenta un jour en bas bleus après que son hôtesse lui eut assuré que son salon était ouvert aux gens d'esprit, et non aux élégants. Le petit club s'appela par plaisanterie « le cercle des bas bleus », sans connotation vraiment péjorative. Cependant l'habitude prise dans ces salons de s'ouvrir au mérite sans distinction d'origine sociale souleva des critiques. En France le terme connut le même sort que celui de précieuse au XVIIe siècle. Il fut adopté par les conservateurs et les réactionnaires pour stigmatiser des femmes comme Sophie Gay, George Sand, Delphine de Girardin, et en général toutes les femmes qui affichaient des prétentions littéraires ou intellectuelles. Gustave Flaubert y consacre une définition ironique dans son Dictionnaire des idées reçues : « Bas-bleu : Terme de mépris pour désigner toute femme qui s'intéresse aux choses intellectuelles. Citer Molière à l'appui : “Quand la capacité de son esprit se hausse” etc. » Dans le chapitre V des Œuvres et les hommes au XIXe siècle (1878), intitulé Les Bas-bleus, Barbey d'Aurevilly écrit : « […] les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes, — du moins de prétention, — et manqués ! Ce sont des Bas-bleus. »

En effet, parmi les reproches adressés le plus souvent aux bas-bleus sont à citer la virilité et les prétentions intellectuelles, mais aussi l’incapacité à aimer perçue comme une mutilation infligée par cette créature à sa propre âme. Sous la plume de ses détracteurs les plus acharnés, le bas-bleu se transforme en vieille fille aigrie et solitaire. C’est sous cet aspect-là que Jules Janin épingle dans son essai Le Bas-bleu (1842) une femme vouant sa vie à l’écriture :

« Regardez-la venir, tenant sous le bras son cabas domestique, ou plutôt sa hotte littéraire ; sur le visage de cette femme rien n’est resté, ni la beauté, ni la jeunesse, ni la gloire, ni le succès, ni rien de ce qui console d’être une vieille femme pauvre et seule, abandonnée à tous les caprices et à tous les vents ; non certes, l’amour n’a pas passé par là. L’amour a eu peur de ces lèvres pincées qui vomissent incessamment les rimes des deux sexes ; l’amour a reculé devant ces affreux doigts tachés d’encre ; l’amour n’a pas voulu de cette femme qui ne songe qu’à vendre à la page et au volume le peu de bon sens que contient son cerveau, le peu d’honnêtes passions que renferme son cœur. »

Une description très imagée qui se passe de commentaires…


samedi 27 mai 2017

Les repoussoirs : la mégère


 

« Ne pas aimer les femmes, chez un homme, c’est une attitude. Ne pas aimer les hommes, chez une femme, c’est une pathologie », affirme Virginie Despentes[1]. Dans le monde où le comportement agressif ou tout simplement combatif est considéré comme dysfonctionnel, la mégère tient une place à part parmi les créatures monstrueuses représentant l’échec de la féminité à craindre ou à blâmer.

L’avatar par excellence d’une femme méchante, au très mauvais caractère, le mot « mégère » nous vient de la mythologie grecque. Les Enfers antiques avaient en leur sein des divinités appelées Furies et chargées d’exécuter les sentences prononcées par les juges envers les coupables mortels. Trois d’entre elles sont connues par leur nom : Tisiphone qui veille à la porte du Tartare et fouette les criminels à leur arrivée ; Alectô, une vengeresse obstinée armée de serpents ; et Mégère, qu’on prétend la plus acharnée de toutes dans la poursuite des coupables. La mission de Mégère était notamment de semer querelles et disputes parmi les hommes, une mission traditionnelle chez les Furies appelées par Hésiode « filles de la discorde ».

Selon Isabelle Taubes, Mégère s’inscrit, au même titre que les Harpies, dans la lignée des terribles créatures féminines des mythes antiques, de la Sphinge dévorant les malheureux incapables de résoudre ses énigmes, en passant par les monstres marins Scylla et Charybde, à Hécate, déesse de l’Ombre et de la Mort, envoyant les cauchemars aux mortels[1]. La journaliste cite le psychanalyste Carl Gustav Jung, pour qui ces monstres femelles illustrent la peur inspirée aux hommes par le sexe féminin, qui se retrouve également dans les contes de fées.


Au début, le nom « mégère » était circonscrit au strict domaine mythologique. Ce n’est qu’en 1637 que le nom est rentré dans le vocabulaire commun et a pris son sens moderne. Cette année-là, une comédie de William Shakespeare, présentée en 1594 en anglais sous le titre The Taming of the Shrew, parut en français. Son titre fut traduit par La mégère apprivoisée.
 
Baptista, vieil aristocrate de Padoue, a un souci : celui de caser sa fille aînée, Catherine, au caractère insupportable qui veut toujours avoir le dernier mot. Ainsi pourra-t-il marier sa seconde fille, la douce Bianca, que convoitent déjà deux prétendants. Vient ensuite de Vérone le gentilhomme Petruchio, qui n'a qu'une idée en tête ; épouser une femme riche pour combler sa vie. Petruchio prie Baptista de lui donner la main de Catherine, qu'il emmène ensuite à Vérone. Il commence à la « dresser », avec entre autres comme méthodes la privation de nourriture, de sommeil et de beaux vêtements. Ayant obtenu sa main, Petruccio lance une compétition pour voir lequel des autres hommes récemment mariés aura l’épouse la plus obéissante, récompense en or à la clé. Catherine, devenue parfaitement sage, obéit à l'appel de son époux, et Petruchio remporte le pari haut-la-main.

La société de l’époque de Shakespeare est fondamentalement patriarcale. À tous les niveaux, la femme est assujettie à l’homme. Elle n’a pas de statut de citoyenne et ne peut acquérir de reconnaissance sociale en dehors du mariage. Toute femme soupçonnée d’actes ou même d’une attitude répréhensibles peut être « corrigée » par le biais de méthodes dégradantes et violentes. Et pourtant, paradoxalement, c’est une femme, la reine Élisabeth I, qui est à la tête de l’Angleterre. Elle est célibataire, se dit vierge et refuse de se marier et d’avoir des enfants. Ce n’est pas par hasard que dans les premières pièces historiques écrites au début des années 1590, Shakespeare joue avec les stéréotypes en développant des rôles féminins forts, autour desquels l’action gravite.

La Mégère apprivoisée prend pour sujet la figure de la femme insoumise, en rébellion contre l’autorité : elle refuse de se cantonner au rôle social que lui dicte la norme en vigueur. Son statut de femme lui commande de se taire alors qu’elle voudrait dénoncer l’injustice, celle qui la frappe, mais aussi celle qui frappe les autres. C’est également une femme blessée parce qu’elle n’a aucun prétendant, à l’inverse de sa sœur qui les multiplie.

Aujourd’hui encore de nombreuses adaptations théâtrales de cette pièce divergent dans l’interprétation des méthodes d’apprivoisement choisies par Petruchio. Son école s’est avérée efficace mais à quoi doit-il sa réussite ? La question reste ouverte de savoir si Catherine la Mégère est domptée par l’amour, dressée par la violence et les privations ou bien, comme le suppose Delphine Lemonnier-Texier, juste formée par son mari à la manipulation et au discours théâtral pour jouer le rôle de la femme soumise

Quatre cents ans plus tard, bien des choses ont changé. Mais combien de filles dans le monde entendent encore cette rengaine quotidienne : « Avec ton caractère, il te sera difficile de trouver un mari » !

 




[1] Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, 2006, p. 127.
[2] Isabelle Taubes, « D’Athéna… au djihad », Psychologies, mars 2017.