lundi 6 juillet 2015

Markus Lüpertz, ou la difficulté revendiquée

Markus Lüpertz


Il ne reste plus que quelques jours pour visiter la première grande exposition de Markus Lüpertz à Paris. C’est ici, au Musée d’Art moderne, que le mot « rétrospective » prend tout son sens : réunissant près de 140 pièces de formats et de techniques très variés, l’exposition retrace l’ensemble de l’œuvre de l’artiste né en 1941 en Bohème dans un parcours chronologique à rebours, de sa production la plus récente à ses débuts. Du monde pseudo bucolique des « Arcadies » (2013-2015), le spectateur passe au contrapposto des « Nus de dos » (2004-2005) pour découvrir ensuite l’univers héroïque  des « Hommes sans femmes. Parsifal » (1993-1997) et le fatal et surhumain « Sourire mycénien » (1985) du guerrier blessé. A travers les cruautés de « La guerre » (1992) et les procédés monumentaux des « Peintures dithyrambiques », l’exposition remonte finalement à la série « Donald Duck » (1963), résolument anti pop art.


Markus Lüpertz, Donald Duck (1963)



Ce parcours permet de découvrir une constante de l’œuvre de Lüpertz qui est la prise de risque, le refus de toute facilité et de toute complaisance. Elle transparaît non seulement dans l’évolution permanente de son style, la valorisation de l’esthétique de la rupture et de la déformation (voire fragmentation), l’importance donné aux références mythologiques et philosophiques et aux citations iconographiques (Poussin, Matisse, Picasso, Goya, David, Manet…), mais aussi dans la multiplication des domaines d’intervention (peinture, sculpture, théâtre, musique, poésie). Décidément, Lüpertz « n’est pas un brand facilement reconnaissable » et n’hésite pas, dans une série de démarches volontairement élitistes, à prendre ses distances avec le marché de l’art.

 La statue « Mozart – Un Hommage » installée en 2005 à la Place de Ursulines à Salzbourg fait partie de ses œuvres les plus controversées. Cette sculpture de bronze colorée faisant 2,95 mètres de hauteur et représentant une femme dénudée sans le bras gauche et à la perruque baroque a été vandalisée deux mois après son installation. De nombreuses études présentées à l’exposition parisienne montrent le travail préparatif de l’artiste qui se défend d’avoir voulu créer un portrait de Mozart.





Il s’agit, selon lui, de la représentation d’une Muse, celle de musique qui est féminine à ses yeux. D’où cette allure dansante et l’impression de la légèreté qui émane de la statue, malgré son poids proche de 400 kilo. Quant à l’absence de bras, elle serait un tribut à l’esthétique du fragment qui joue également un rôle dans l’œuvre de Mozart. Selon Peter Iden, un critique théâtral allemand défendant l’autonomie de l’œuvre d’art, la sculpture de Lüpertz est là pour nous rappeler l’impossibilité de représenter sous forme humaine celui qui n’existe aujourd’hui qu’à travers sa musique. Au final, cette statue semble traduire un dialogue entre la peinture et la sculpture, la figuration et l’abstraction, le passé et le présent. Mais aussi un dialogue entre le tragique et le comique propre au créateur de « Don Giovanni ». 


Markus Lüpertz, Mozart - Eine Hommage (Salzburg)

mercredi 1 juillet 2015

Le combat de grani.ru

Ioulia Berezovskaya


Le 22 mai, dans le cadre du séminaire "Pouvoir et Médias, d'une domination à l'autre", animé par Françoise Daucé, l’EHESS a accueilli Ioulia Berezovskaya, directrice générale de grani.ru, le principale site de l’opposition en Russie. Créé en 2000, ce site d’information  est devenu un espace de résistance dans le paysage médiatique russe. Il offre une tribune à des chroniqueurs indépendants de talent et à des figures de l’opposition invisibles sur les principales chaînes de télévision. Comme Ioulia Berezovskaya l’a évoqué lors de son intervention à l'EHESS, la violation des droits de l’homme,  le sort des prisonniers politiques et les actions de protestation ont toujours été au centre des préoccupations de grani.ru. Le site a fermement condamné les opérations militaires menées en Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine. Il a enquêté sur les attentats terroristes qui ont eu lieu à Moscou en 1999 et la prise d’otages en 2002, a soutenu la « Marche du désaccord » dans de nombreuses villes russes et a suivie l’affaire Pussy Riot en 2012-2013.

 Ses journalistes ont rassemblé une documentation exhaustive, disponible sur supports vidéo, sur des manifestations organisées en faveur de la liberté de réunion (mouvement Stratégie-31), des initiatives fédéralistes, des droits des migrants et des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres ou intersexuées (LGBTI). Sa rubrique Dermomètre (Merdomètre) est un florilège des citations les plus odieuses et révoltantes glanées dans les médias officiels.

Il n’est pas étonnant que le site soit devenu le premier média bloqué en Russie, en mars 2014, en application de la “loi Lougovoï ”promulguée trois mois plus tôt : celle-ci autorise le blocage immédiat de sites internet “appelant à prendre part à des manifestations non autorisées”, assimilés à des publications “extrémistes”. En cultivant  un discours anxiogène, qui fait passer Internet pour un espace anarchique et décadent, le pouvoir en place tente de limiter la liberté d'expression et de contrôler des usages citoyens du web. Depuis 2012, pas moins de huit textes de loi ont été adoptés pour encadrer les médias, plusieurs autres sont encore à l’étude.

C’est ainsi le site Grani a été bloqué sans avertissement préalable par les fournisseurs d'accès suite à un ordre du Roskomnadzor, le service fédéral de surveillance des télécommunications.  Si avant l’entrée en vigueur de cette loi le service de censure exigeait la suppression des éléments spécifiques du site, il bloque aujourd’hui le site entier. « On nous a dit que le contexte du site appelle au rassemblement illégal. Pour être débloqué, il faudrait que l'on retire le site dans son ensemble, c'est absurde», souligne Ioulia Berezovskaia qui travaille désormais à Paris avec des ressources réduites. En apparence, cette femme calme à la voix douce n’a rien d’une pasionaria. Mais la ligne éditoriale de Grani ne fait l’objet d’aucun compromis. Soutenue par Amnesty International qui publie un rapport dénonçant l'acharnement en Russie pour contrôler les opinions, la journaliste continue à se battre contre la censure et la propagande.


Après avoir contesté en vain le blocage devant la justice russe, l’équipe de Grani compte aller devant la Cour européenne des droits del’homme. Le site forme également ses internautes à contourner techniquement le blocage, par exemple en rendant anonyme l’adresse de connexion. Car même liker et partager les publications indésirables sur les réseaux sociaux  peut leur coûter très cher, tandis que des commentaires haineux des trolls du Kremlin se déversent non-stop sur la toile.  Mais en dépit de ces difficultés, le site dispose toujours d’une fidèle audience dans le pays où les grands médias n’ont aucune chance de conserver leur indépendance.

  
« Dispersés, nos collaborateurs sont aujourd’hui la cible de manœuvres d’intimidation, mais nous pouvons encore inverser la tendance, affirme Ioulia Berezovskaya. Il est grand temps de lancer une vaste campagne internationale contre la censure en Russie ».