mercredi 1 mars 2017

Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette


 
 
Ce jour-là, la salle du Loft Roquette s’est vite révélée trop petite pour accueillir tous les intéressés. Plus de 150 personnes sont venues assister à la rencontre entre Vitaly Komar et Piotr Pavlenski, deux véritables légendes incarnant, chacun à sa façon, l’idée de résistance par les moyens artistiques.
 
 
Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette, le 25 février 2017
 
 
Tous les deux, à des époques différentes, ont fui leur pays natal, l’un volontairement, l’autre pour échapper aux poursuites pénales. Et même s’ils ne se définissent pas forcément comme dissidents, ils s’accordent sur le rôle clé de la fameuse Exposition Bulldozer dans la genèse de l’art contemporain russe. Ce jour-là, le 15 septembre 1974, quelques artistes non-conformistes avaient exposé leurs œuvres près du parc Belyayevo à Moscou, avant que celles-ci ne succombent aux coups de bulldozers envoyés par les autorités. Fait emblématique, l’artiste Oscar Rabine, l’organisateur principal de cette exposition, se trouvait dans la salle du Loft Roquette pour assister à la rencontre des deux artistes : l’un le fondateur de Sots Art résidant à New York depuis 1978 et connu pour sa longue collaboration avec Alexandre Melamid, l’autre un « artiviste » et un militant politique qui s’est fait un nom grâce à une série de performances spectaculaires.


 
Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette, le 25 février 2017




C’est tout particulièrement l’exposition de 2007 Sots Art : Art Politique en Russie à la Maison Rouge qui a permis de découvrir l’art de Vitaly Komar en France. Certaines de ses œuvres font partie de l’exposition Kollektsia ! Art contemporain en URSS et en Russie qui se déroule en ce moment au Centre Pompidou.
 
 
L'exposition Kollektsia! au Centre Pompidou, 2016-2017
 
 
Sur le modèle du Pop Art américain nourri des images produites par la société de consommation dans le contexte de la culture de masse, le Sots Art conçoit un art fondé sur l’imagerie de la propagande soviétique. Sa fronde politique est basée sur des manipulations ludiques d’une rhétorique du pouvoir destinée à soumettre l’individu, sur l’appropriation des images et des slogans de la propagande pour la rendre grotesque et libérer les consciences. Les armes qu’il utilise contre de tels cultes sont le rire, la bouffonnerie, le travestissement et la mystification.


"Sources et perspectives de l'art contemporain russe", ENSBA 2017 
 

 

Vitaly Komar connaît bien l’œuvre d’Andy Warhol avec qui il avait travaillé aux Etats-Unis. Mais ce jour-là il décide de rendre hommage à ses confrères animaux, en présentant ses collaborations artistiques avec les singes et les chiens. D’après l’artiste, les animaux voient les objets invisibles à notre regard, faisant ainsi exploser le cadre de la perception humaine : une vision décalée par rapport à la norme qui correspondrait tout à fait à la définition du génie.




Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette, le 25 février 2017
 

Ce n’est sans doute pas un hasard que Komar est passionné par le dualisme de son pays déchiré depuis toujours entre l’Europe et l’Asie. Cette dualité semble omniprésente dans l’art russe qui depuis des siècles s’est construit comme un dialogue avec le censeur. Ainsi pour comprendre cet univers, il est indispensable de se mettre à la place du censeur, pour traquer sans relâche d’innombrables métaphores dissimulées à travers la langue d’Esope. Aux yeux de Komar, le dualisme stylistique se manifeste tout particulièrement dans les années 1920, lors du passage de l’avant-garde au socialisme réaliste. On le retrouve dans la combinaison des éléments plats avec la profondeur, dans la mosaïque byzantine associée à la peinture réaliste qui fait la particularité des icones russes depuis Pierre le Grand. Mais la dualité se manifesterait également  dans la cohabitation des éléments religieux et criminels qui créent, selon Komar, la similitude entre l’Amérique d’origine et la Russie d’aujourd’hui.
 
 
"Sources et perspectives de l'art contemporain russe", ENSBA 2017 

 
De son côté, Piotr Pavlenski revendique à son tour l’héritage de l’Expositon bulldozer qui aurait permis à l’art de passer outre la propagande et les fonctions décoratives. Celui qui en 2012 s’était cousu des lèvres avec du fil rouge en soutien aux membres du collectif Pussy Riot, assume  sa confrontation permanente avec le pouvoir qui veut le désigner comme un criminel ou un fou. Mais de façon paradoxale, le pouvoir lui-même donne un sens supplémentaire à son action : c’est ainsi que les interrogatoires réels  se transforment en pièces de théâtre et les pièces à conviction deviennent les œuvres d’art. Néanmoins, Pavlenski  récuse le titre du héros qu’il considère comme une insulte pour un artiste et un moyen pour le pouvoir de l’instrumentaliser. Ce mot évoque pour lui Léonid Brejnev, quatre fois héros de l’Union soviétique, ainsi que les héros du travail socialiste, les mères héroïques ou encore le jeune pionnier Pavlik Morozov qui avait dénoncé son propre père condamné par la suite à dix ans de camp. Pourtant, si aux yeux de Pavlenski, les tentatives du pouvoir russe de le criminaliser lui permettent d’échapper à la posture du héros, dans la conscience collective, il reste un militant irréconciliable et un martyre investi d’une mission politique et citoyenne. 
 
 
Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette, le 25 février 2017
 

 
Au final, le débat au Loft Roquette a révélé des différences profondes entre les deux artistes. Certes, les deux se rejoignent dans leur anticonformisme, leurs tendances subversives et également dans une approche conceptuelle à l’art indissociable de la réflexion. Mais ils incarnent deux formes opposées de la contestation : ludique, ironique, structuraliste et relativiste, pour l’un ; sérieuse et sacrificielle, pour l’autre. Combattre en s’amusant, à l’aide du second degré, ou au contraire, cautionner l’intégrité et la gravité de son acte par un geste autodestructif, voilà deux moyens très distincts d’éviter l’officialisation et la transformation de l’œuvre en une marchandise comme une autre. Il reste à espérer que les deux artistes  aux parcours remarquables auront une occasion de poursuivre ce dialogue qui révèle l’un des grands dilemmes de l’art contemporain.