lundi 30 janvier 2017

1984 ou 2017 ?


 
 

Au cours de l’émission « Meet the Press », dimanche 22 janvier, sur NBC, la conseillère de Donald Trump Kellyanne Conway a évoqué les « faits alternatifs » pour qualifier les propos du porte-parole de la Maison Blanche, Sean Spicer, défendant la veille une contre-vérité. Il prétendait que la cérémonie d’investiture de Donald Trump, le 20 janvier, avait été « la plus grande en termes d’audience ». Le porte-parole a également déclaré que « parfois nous pouvons être en désaccord avec les faits ».
 
Plusieurs médias ont relevé que le terme « faits alternatifs » était employé dans le roman de George Orwell 1984, écrit en 1948. La référence involontaire de Kellyanne Coway aurait même dopé les ventes aux Etats-Unis de ce livre qui s’est retrouvé en tête des best-sellers sur Amazon. Selon un porte-parole de l’éditeur, les ventes ont fortement augmenté depuis l’élection de Donald Trump. Ailleurs dans le monde, les éditeurs d’Orwell constatent aussi un regain d’intérêt semblable à celui qui avait eu lieu en 2013, après les révélations du lanceur d’alerte américain Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse d’Internet.
 
Ces révélations laissaient planer l’ombre du Big Brother, incarnation du régime policier et totalitaire, de la société de la surveillance, et de la réduction des libertés. A la fois un roman d’anticipation, une dystopie et un conte philosophique, 1984 s'inspire d'un ouvrage de l'écrivain russe Ievgueni Zamiatine intitulé Nous autres et paru en 1920. Le totalitarisme orwellien se réfère en premier lieu au système soviétique, mais on peut aussi y voir des emprunts au nazisme, au fascisme et au stalinisme.
 
Le personnage principal travaille au ministère de la Vérité, ou Miniver en novlangue. Winston Smith a  pour mission de remanier les archives historiques afin de faire correspondre le passé à la version officielle du Parti, basée sur une sorte d’amnésie sélective. De cette façon, le Parti pratique la désinformation et le lavage de cerveau pour asseoir sa domination. Il fait aussi disparaître ou passer pour des traîtres, des espions ou des saboteurs des personnes qui commettent « le crime-pensée ». Ces boucs émissaires deviennent les cibles privilégiées des manifestations de haine collectives : ainsi les « deux minutes de la haine » quotidiennes visent le traître Emmauel Goldstein.
 
L’un des romans les plus politiques d’Orwell, 1984 est une mise en garde intemporelle contre les dangers de l’utopie et de la société totalitaire, mais aussi contre les abus de l’autorité, la manipulation du langage et de l’histoire. En 2005, le magazine Time l’a d'ailleurs classé dans sa liste des 100 meilleurs romans et nouvelles de langue anglaise de 1923 à nos jours.
 
 

mercredi 18 janvier 2017

Dolce Vita la scandaleuse



Affiche du film (Séances sur Seine)
 
Le 12 janvier dernier le cinéma Alcazar à Asnières a proposé, avec le soutien de l’association Séances sur Seine, une projection du film La dolce vita de Federico Fellini. Une occasion unique de revoir une œuvre mythique qui a fait couler tant d’encre à sa sortie en 1960, avant d’obtenir des récompenses internationales prestigieuses.
Saisi et coupé par la censure italienne, le film de Fellini était interdit aux moins de 18 ans en Italie et en France. En effet, dès sa sortie, La dolce vita rebaptisée par la presse « La Sconcia Vita » (« La Vie répugnante ») et  qualifiée de « crypto-cochonne » par l’adjoint au maire de Rome suscite des débats acharnés et des controverses violentes. Bien que de nombreux épisodes du film aient été inspirés au cinéaste par des faits et des gens réels, La dolce vita déclenche en Italie un énorme scandale dans les milieux ecclésiastiques et mondains et se transforme même en une affaire d’Etat, en faisant l’objet d’un débat au Parlement.
C’est ainsi que Fellini devient, un peu malgré lui, le plus politique des réalisateurs italiens. Jusque-là il était plutôt bien vu par les conservateurs et critiqué, voire rejeté par la gauche. Mais après la polémique autour de son nouveau film les jugements s’inversent. Un spectateur déclara au réalisateur, à la sortie de la première à Milan : "Vous devriez avoir honte, vous jetez l’Italie dans les bras des communistes". Les fascistes du Le MSI (Mouvement Social Italien) exigent le retrait de visa pour le film, dénonçant une atteinte à la vertu et à la probité du peuple romain et mais aussi à la dignité de la Ville éternelle.
L’Église et le Vatican, appuyés par le pouvoir démocrate-chrétien, lancent une virulente campagne appelant au boycott du film par les fidèles et traitant Fellini de « marxiste dépravé » et Marcello Mastroianni de « communiste ». Giuseppe Della Torre, directeur de L’Osservatore Romano (organe officiel du Saint-Siège), orchestre une campagne de dénigrement de ce film qualifié de dégoûtant, d’indigne et de « néo-décadent » et publie deux articles titrés « Basta ! ». Le pape sort choqué de la projection, on parle même de la possibilité d’excommunier le cinéaste qui se réclame du christianisme, lorsque Vatican déclare le film « moralement inacceptable ». Les catholiques  adressent lettres, télégrammes et exposés pour demander à la questure le retrait immédiat du film des salles de cinéma. On peut lire dans les journaux : « Le confesseur de Mme Fellini interdit formellement à sa pénitente d’aller voir le film de son fils… » et sur une porte d’église à Padoue : « Prions pour l’âme de Federico Fellini, pêcheur public ». 
La scène finale du film, une soirée de luxure dans une riche villa romaine est qualifiée d’orgie par les spectateurs indignés qui quittent la salle en protestant à haute voix. Parmi d’autres épisodes suscitant la réprobation ou le rejet on peut citer les errances de Marcello entre plusieurs femmes, l'arrivée par hélicoptère d'une statue géante du Christ et la scène du « faux miracle », enfin le suicide de Steiner après l'assassinat de ses propres enfants. Pour ne rien arranger, le côté scandaleux du film fut démesurément grossi par les rumeurs décrivant les scènes inexistantes dans le film, comme les actes d’échangisme ou les orgies dans des églises.
Les reproches concernent également la forme. Ainsi, la structure du récit souvent rejetée par la critique de l’époque comme « trop chaotique » s’éloigne du récit linéaire. Cette série d'épisodes en apparence déconnectés qui n'est pas sans rappeler celle des films à sketches  devient l’un des motifs de la rupture entre Fellini et son producteur initial  Dino de Laurentiis. En réalité, le film constitué d’un prologue, sept épisodes principaux interrompus par un intermède et un épilogue est parfaitement structuré et symétrique, l’épilogue reprenant le motif de l’incompréhension (« dialogue des sourds ») présent dans le prologue.
C’est aussi grâce à cette structure révolutionnaire et non seulement aux épisodes « osés » que le film de Fellini est devenu un grand classique du cinéma italien dont de nombreuses scènes cultes font aujourd’hui partie de l’imaginaire collectif.
 
 

dimanche 8 janvier 2017

Une « femme terrible »


Maroussia Klimova à l'INALCO
 
 
Contrairement à Mourka, l’héroïne féline d’un chef-d’œuvre du folklore criminel russe à qui elle doit son pseudonyme, Maroussia Klimova ne porte pas un revolver et un blouson en cuir. Mais elle semble avoir une préférence pour un style légèrement gothique ou plutôt décadent, selon ses propres termes, peut-être un tribut à sa réputation de « femme terrible », provocatrice et sulfureuse.

 

Lors de sa soirée à l'INALCO organisée par le club littéraire « Je lis ! » le 6 janvier 2017, cette auteure russe contemporaine se proclamant « marginale » et « nietzschéenne » a lu des extraits de ses livres dont Mon histoire de la littérature russe, mais aussi Maison à Bois-Colombes, un roman autobiographique où elle décrit sa rencontre avec la veuve de Louis-Ferdinand Céline. Connue en France surtout comme sa traductrice et spécialiste de son œuvre, décorée par l’Ordre des Arts et des Lettres, Tatiana Kondratovitch de son vrai nom fait partie de la contre-culture russe actuelle. Dans son pays, on lui reproche souvent ses jugements paradoxaux, sa misanthropie, son mépris de la morale bourgeoise et son culte de la beauté.

 

En l’entendant parler de régime soviétique, on comprend un peu mieux les origines de la révolte de cette traductrice formée à l’Université de Leningrad qui avait commencé sa carrière professionnelle par la destruction de son diplôme, avant d’être licenciée du Musée de la religion pour le rejet de la propagande athéiste. Etudiante, elle choisit de traduire Céline parce que son œuvre est interdite en l’URSS et conservée dans les dépôts spéciaux des bibliothèques (« spetskhran »). Les provocations de l’auteure de Sang bleu et de Récits du marin liée dans sa jeunesse à la culture Underground sont sans aucun doute enracinées dans la dissidence.

 

L’ouverture des frontières lui avait fait penser à une bouteille de champagne qu’on débouche. Fidèle à elle-même, elle fait partie aujourd’hui des rares personnes à faire l’éloge des années 1990. Plus de 20 ans après le début de la Perestroïka, l’organisatrice des festivals de la Décadence a encore des comptes à régler avec le communisme qui « déteste la beauté » et essaie de formater les écrivains. C’est ce rejet qui  la pousse à miser sur les nuits noires de Saint-Pétersbourg par opposition à ses nuits blanches et sur d’Anthès contre Pouchkine. Une stratégie qui finalement s’est révélée payante non seulement pour sa survie et sa liberté, mais aussi pour sa notoriété nationale : depuis 2007, Maroussia Klimova fait partie des personnalités les plus connues de Saint-Pétersbourg…