mercredi 22 avril 2015

Les « poètes de l’agonie » contre la peine de mort

Parmi les militants de la cause abolitionniste, les écrivains ont toujours joué un rôle à part. Leur don d’empathie, ainsi que les subtilités de l’analyse psychologique et morale, ont communiqué à leurs écrits une virulence particulière. En créant de véritables ondes de choc, ces œuvres de fiction sont devenues des manifestes destinés à relancer le débat sur la rétribution, la dissuasion et l’exécution des innocents. Au fil des années, leur impact s’est révélé plus avéré et plus durable que celui de certains traités et discours aujourd’hui oubliés.


Victor Hugo, Le Dernier jour d'un condamné


Farouche abolitionniste ayant assisté dans son enfance à des exécutions capitales, Victor Hugo est celui qui a le plus écrit sur la peine de mort. Utilisant tour à tour sa notoriété d’écrivain et son statut d’homme politique, il défend l’inviolabilité de la vie humaine, en consacrant au « meurtre judiciaire » des articles de  presse, des discours, des romans et despoèmes. Pour gagner le premier combat de sa longue vie, il saisit  la Chambre des Pairs, l’Assemblée constituante, le Sénat et d’autres tribunes. Dans Le Dernier Jour d'un condamné (1829) et Claude Gueux (1834), deux romans de jeunesse, Hugo a analysé ce phénomène de société de tous les points de vue en pesant de nombreux arguments pour ou contre et en posant les questions essentielles : En quoi la peine capitale constitue-t-elle un scandale ? Quelle est son influence sur le peuple ? Que subit le condamné ? Injuste, inutile et inhumaine, « signe spécial et éternel de la barbarie », la peine de mort ne produit à ses yeux qu’un « faux calme » et stimule le voyeurisme malsain. La mort même vécue comme une expérience personnelle de deuil, cette chose irrévocable, irréparable et indissoluble, est selon lui à Dieu et n’appartient pas à l’homme qui ne devrait pas s’introduire dans ses lois.  

Dans Le Dernier Jour d’un condamné qu’il écrit à vingt-sept ans, comme un journal, à la première personne, Hugo interpelle le lecteur en exposant les sentiments d’un homme à partir du verdict : "Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée" jusqu’à sa conduite à l’échafaud : "Ah ! les misérables ! il me semble qu’on monte l’escalier… Quatre heures." Le condamné à mort écrit durant les vingt-quatre dernières heures de son existence en relatant ce qu'il a vécu depuis le début de son procès jusqu'au moment de son exécution, soit environ six semaines de sa vie. Ce récit, long monologue intérieur, est entrecoupé de réflexions angoissées et de souvenirs de son autre vie, la « vie d’avant ». Le lecteur ne connaît ni le nom de cet homme, ni ce qu'il a fait pour être condamné, mis à part la phrase : « moi, misérable qui ai commis un véritable crime, qui ai versé du sang ! »

Dès sa publication, Jules Janin attaque cette œuvre, la présentant comme une longue agonie de 300 pages et ne lui reconnaît aucune efficacité comme plaidoyer contre la peine de mort sous prétexte qu'« un drame ne prouve rien ». Victor Hugo justifiera son choix dans une préface ajoutée à posteriori : pour que ce plaidoyer soit efficace, qu’il ait valeur de généralité, il fallait que le personnage principal soit le plus ordinaire possible, représentant tous les accusés possibles, innocents ou coupables. D’autres critiques, dont Sainte-Beuve et Alfred de Vigny, reconnaissent à l’œuvre sa valeur de plaidoyer et sa puissance romantique, ainsi une profondeur de l’analyse et une sincérité de l’émotion. Aujourd’hui, on peut constater que le temps a donné raison à ces derniers.

Fiodor Dostoïevski à quant à lui subi le sort d’un condamné à mort. Dans les années 1840, il fréquente les milieux révolutionnaires et notamment le cercle fouriériste de Pétrachevski, un groupe hétéroclite au sein duquel on trouve des libéraux, des anarchistes et des socialistes. Arrêté avec les autres membres du groupe en avril 1849, Dostoïevski va passer plusieurs mois emprisonné dans la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg. Le 22 décembre 1849 les membres du groupe sont amenés sur la place Semenov pour un simulacre d’exécution. Les conspirateurs montent à l’échafaud, un officier lit leur condamnation à mort, on recouvre leur tête d’un sac de tissu. Après plusieurs minutes d’un supplice psychologique sans pareil, les condamnés apprennent par une missive officielle que le Tsar « miséricordieux » a décidé de commuer la peine capitale en peine d’emprisonnement au bagne en Sibérie.

F. Dostoïevski, L'Idiot (en traduction anglaise)


L’écrivain revient sur cette expérience dans son roman L’Idiot (1868-1869) dont le personnage principal, le prince Mychkine, raconte en détail ces vingt minutes impossibles à oublier. En qualifiant la peine de mort de « viol de l’âme », Dostoïevski souligne son absurdité : le condamné est un jeune homme de 27 ans « fort et en bonne santé ». Mais il devient « blanc comme un papier » et pleure en montant sur l’échafaud. Et pourtant, le plus terrifiant, ce n’est pas l’exécution elle-même mais son attente, ce supplice psychologique ultime qui rend fou et fait perdre le dernier espoir. L’auteur montre également que la condamnation à mort change complètement la perception du temps : les cinq dernières minutes deviennent une énorme richesse lorsqu’elles sont vécues pleinement ; quant au temps d’une vie, il se présente comme un trésor fabuleux et inestimable souvent gaspillé de façon indigne. « Mais il déclarait que rien ne lui avait été alors plus pénible que cette pensée : « Si je pouvais ne pas mourir ! Si la vie m’était rendue ! Quelle éternité s’ouvrirait devant moi ! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie […] » Contrairement au roman d’Hugo, le porte-parole de Dostoïevski n’est pas un homme quelconque mais un être particulièrement pur et moralement irréprochable, ce qui confère une dimension christique à son combat abolitionniste entrepris aussi au nom du commandement biblique. Car la vie humaine est à ses yeux un miracle et un don de Dieu.

Parmi les écrivains qui poursuivent ce combat au XX siècle, on peut citer le nom de Léonid Andreev. Sa nouvelle L’Histoire des sept pendus paraît en 1908, la même année où Léon Tolstoï rédige son célèbre manifeste abolitionniste intitulé Je ne peux plus me taire, et qui  connaît une vague de répressions politiques rendant banales les pratiques des cours martiales. La nouvelle d’Andreev raconte les derniers jours d’un groupe de terroristes surpris en train de préparer l’attentat contre un ministre. On leur adjoint deux meurtriers du droit commun, un bandit désinvolte et un manœuvre agricole simple d'esprit. Ecrite à la troisième personne du point de vue d’un narrateur omniscient, la nouvelle maintient cependant le principe hugolien du comte à rebours. Jusqu’au tout dernier instant, marqué par une abnégation extrême ou une peur animale proche de la folie, l’auteur accompagne ces parias de la société et scrute leur conscience dans ce qu’Hugo nommait l’« autopsie intellectuelle » du condamné.

Léonid Andreev, Les sept pendus


Dans cet huis-clos mental qui établit un tête-à-tête avec la mort, ni les terroristes ni les deux meurtriers ne témoignent regret ou repentir. Les « politiques » s’estiment absous, tels les « justes » de Camus, par le sacrifice de leur personne. Quant aux criminels du droit commun, ces êtres frustes et maltraités par la vie n’ont pas appris à la respecter suffisamment pour se sentir coupables de leurs actes. Ainsi, tout comme Victor Hugo, Andreev écarte la dimension morale la plus immédiate, celle du remords individuel : la peine capitale exclut non la volonté, mais la possibilité du repentir.

Vladimir Nabokov, Invitation au supplice


Les questionnements des écrivains engagés sur les raisons d’être, le sens profond et le caractère arbitraire de cette cérémonie macabre préparent les œuvres plus tardives, tels que Invitation au supplice (1938) de Vladimir Nabokov montrant, derrière la festivité grotesque de ce rite inhumain, son caractère factice et irréel : il suffit d’un doute passager pour que tout l’édifice s’écroule comme un décor théâtral et pour que le héros descende de l’échafaud malgré les implorations du bourreau. Sans cette remise en question audacieuse, la peine de mort aurait probablement aujourd’hui encore quelques adeptes de plus dans le monde. Mais heureusement, avant de disparaître des codes pénaux de nombreux pays et même avant l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, elle avait déjà été abolie de facto dans la littérature.


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