Parmi les militants de la cause abolitionniste, les écrivains ont
toujours joué un rôle à part. Leur don d’empathie, ainsi que les subtilités de
l’analyse psychologique et morale, ont communiqué à leurs écrits une virulence
particulière. En créant de véritables ondes de choc, ces œuvres de fiction sont
devenues des manifestes destinés à relancer le débat sur la rétribution, la
dissuasion et l’exécution des innocents. Au fil des années, leur impact s’est
révélé plus avéré et plus durable que celui de certains traités et discours aujourd’hui oubliés.
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Victor Hugo, Le Dernier jour d'un condamné |
Farouche abolitionniste ayant
assisté dans son enfance à des exécutions capitales, Victor Hugo est celui qui
a le plus écrit sur la peine de mort. Utilisant tour à tour sa notoriété
d’écrivain et son statut d’homme politique, il défend l’inviolabilité de la vie
humaine, en consacrant au « meurtre judiciaire » des articles de presse, des discours, des romans et despoèmes. Pour gagner le premier combat de sa longue vie, il saisit la Chambre des Pairs, l’Assemblée
constituante, le Sénat et d’autres tribunes. Dans Le Dernier Jour d'un condamné (1829) et Claude Gueux (1834), deux romans de jeunesse, Hugo a analysé
ce phénomène de société de tous les points de vue en pesant de nombreux
arguments pour ou contre et en posant les questions essentielles : En quoi
la peine capitale constitue-t-elle un scandale ? Quelle est son influence
sur le peuple ? Que subit le condamné ? Injuste, inutile et
inhumaine, « signe spécial et éternel de la barbarie », la peine de
mort ne produit à ses yeux qu’un « faux calme » et stimule le
voyeurisme malsain. La mort même vécue comme une expérience personnelle de
deuil, cette chose irrévocable, irréparable et indissoluble, est selon lui à Dieu
et n’appartient pas à l’homme qui ne devrait pas s’introduire dans ses lois.
Dans Le Dernier Jour d’un condamné qu’il écrit à vingt-sept ans, comme
un journal, à la première personne, Hugo interpelle le lecteur en exposant les
sentiments d’un homme à partir du verdict : "Condamné à mort !
Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée" jusqu’à sa conduite à
l’échafaud : "Ah ! les misérables ! il me semble qu’on
monte l’escalier… Quatre heures." Le condamné à mort écrit durant les
vingt-quatre dernières heures de son existence en relatant ce qu'il a vécu
depuis le début de son procès jusqu'au moment de son exécution, soit environ
six semaines de sa vie. Ce récit, long monologue intérieur, est entrecoupé de
réflexions angoissées et de souvenirs de son autre vie, la « vie
d’avant ». Le lecteur ne connaît ni le nom de cet homme, ni ce qu'il a
fait pour être condamné, mis à part la phrase : « moi, misérable qui
ai commis un véritable crime, qui ai versé du sang ! »
Dès sa publication, Jules
Janin attaque cette œuvre, la présentant comme une longue agonie de 300
pages et ne lui reconnaît aucune efficacité comme plaidoyer contre la peine de
mort sous prétexte qu'« un drame ne prouve rien ». Victor Hugo
justifiera son choix dans une préface ajoutée à posteriori : pour que ce
plaidoyer soit efficace, qu’il ait valeur de généralité, il fallait que le
personnage principal soit le plus ordinaire possible, représentant tous les
accusés possibles, innocents ou coupables. D’autres critiques, dont
Sainte-Beuve et Alfred de Vigny, reconnaissent à l’œuvre sa valeur de plaidoyer
et sa puissance romantique, ainsi une profondeur de l’analyse et une sincérité
de l’émotion. Aujourd’hui, on peut constater que le temps a donné raison à ces
derniers.
Fiodor Dostoïevski à quant à lui
subi le sort d’un condamné à mort. Dans les années 1840, il fréquente les
milieux révolutionnaires et notamment le cercle fouriériste de Pétrachevski, un
groupe hétéroclite au sein duquel on trouve des libéraux, des anarchistes et
des socialistes. Arrêté avec les autres membres du groupe en avril 1849,
Dostoïevski va passer plusieurs mois emprisonné dans la forteresse
Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg. Le 22 décembre 18 49 les membres du groupe sont
amenés sur la place Semenov pour un simulacre d’exécution. Les conspirateurs
montent à l’échafaud, un officier lit leur condamnation à mort, on recouvre
leur tête d’un sac de tissu. Après plusieurs minutes d’un supplice psychologique
sans pareil, les condamnés apprennent par une missive officielle que le Tsar
« miséricordieux » a décidé de commuer la peine capitale en peine
d’emprisonnement au bagne en Sibérie.
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F. Dostoïevski, L'Idiot (en traduction anglaise) |
L’écrivain revient sur cette
expérience dans son roman L’Idiot (1868-1869)
dont le personnage principal, le prince Mychkine, raconte en détail ces vingt
minutes impossibles à oublier. En qualifiant la peine de mort de « viol de
l’âme », Dostoïevski souligne son absurdité : le condamné est un
jeune homme de 27 ans « fort et en bonne santé ». Mais il devient
« blanc comme un papier » et pleure en montant sur l’échafaud. Et
pourtant, le plus terrifiant, ce n’est pas l’exécution elle-même mais son
attente, ce supplice psychologique ultime qui rend fou et fait perdre le
dernier espoir. L’auteur montre également que la condamnation à mort change
complètement la perception du temps : les cinq dernières minutes
deviennent une énorme richesse lorsqu’elles sont vécues pleinement ; quant
au temps d’une vie, il se présente comme un trésor fabuleux et inestimable souvent
gaspillé de façon indigne. « Mais il déclarait que rien ne lui avait été
alors plus pénible que cette pensée : « Si je pouvais ne pas
mourir ! Si la vie m’était rendue ! Quelle éternité s’ouvrirait
devant moi ! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie […] » Contrairement
au roman d’Hugo, le porte-parole de Dostoïevski n’est pas un homme quelconque
mais un être particulièrement pur et moralement irréprochable, ce qui confère
une dimension christique à son combat abolitionniste entrepris aussi au nom du
commandement biblique. Car la vie humaine est à ses yeux un miracle et un don
de Dieu.
Parmi les écrivains qui
poursuivent ce combat au XX siècle, on peut citer le nom de Léonid Andreev. Sa
nouvelle L’Histoire des sept pendus
paraît en 1908, la même année où Léon Tolstoï rédige son célèbre manifeste
abolitionniste intitulé Je ne peux plus
me taire, et qui connaît une vague
de répressions politiques rendant banales les pratiques des cours martiales. La
nouvelle d’Andreev raconte les derniers jours d’un groupe de terroristes surpris
en train de préparer l’attentat contre un ministre. On leur adjoint deux
meurtriers du droit commun, un bandit désinvolte et un manœuvre agricole simple
d'esprit. Ecrite à la troisième personne du point de vue d’un narrateur
omniscient, la nouvelle maintient cependant le principe hugolien du comte à
rebours. Jusqu’au tout dernier instant, marqué par une abnégation extrême ou
une peur animale proche de la folie, l’auteur accompagne ces parias de la
société et scrute leur conscience dans ce qu’Hugo nommait l’« autopsie
intellectuelle » du condamné.
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Léonid Andreev, Les sept pendus |
Dans cet huis-clos mental qui
établit un tête-à-tête avec la mort, ni les terroristes ni les deux meurtriers
ne témoignent regret ou repentir. Les « politiques » s’estiment absous,
tels les « justes » de Camus, par le sacrifice de leur personne.
Quant aux criminels du droit commun, ces êtres frustes et maltraités par la vie
n’ont pas appris à la respecter suffisamment pour se sentir coupables de leurs
actes. Ainsi, tout comme Victor Hugo, Andreev écarte la dimension morale la
plus immédiate, celle du remords individuel : la peine capitale exclut non la volonté, mais la possibilité du repentir.
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Vladimir Nabokov, Invitation au supplice |
Les questionnements des écrivains
engagés sur les raisons d’être, le sens profond et le caractère arbitraire de
cette cérémonie macabre préparent les œuvres plus tardives, tels que Invitation au supplice (1938) de
Vladimir Nabokov montrant, derrière la festivité grotesque de ce rite inhumain,
son caractère factice et irréel : il suffit d’un doute passager pour que
tout l’édifice s’écroule comme un décor théâtral et pour que le héros descende
de l’échafaud malgré les implorations du bourreau. Sans cette remise en
question audacieuse, la peine de mort aurait probablement aujourd’hui encore quelques
adeptes de plus dans le monde. Mais heureusement, avant de disparaître des
codes pénaux de nombreux pays et même avant l’adoption de la Déclaration
universelle des droits de l’homme, elle avait déjà été abolie de facto dans la
littérature.
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