Le récit biblique de la Création
et de la Chute (Genèse 2-3) apparait, sous bien des aspects, comme un
réquisitoire contre la première femme. Pilier de l’anthropologie androcentrique
épinglée par Kari Elisabeth Borresen et
« un des textes fondateurs de tout le sexisme chrétien », ce récit scelle le sort de celle qui a été crée à partir de
la côte du premier homme pour ses besoins. Les points d’accusation sont
multiples : orgueil, rébellion, indiscrétion… Abusant de la liberté
donnée par Dieu, c’est Eve qui aurait écouté le serpent, « la plus
astucieuse de toutes les bêtes des champs ». C’est elle qui aurait cueilli
et mangé le fruit de l’arbre de la connaissance « bon à manger, séduisant
à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance ». C’est encore elle qui
induit Adam à transgresser, devenant une complice du diable. Et c’est à cause
d’elle que l’humanité aurait été expulsée du paradis terrestre, avec
l’obligation de travailler dur, d’enfanter dans la douleur et au final, de retourner
à la poussière. A l’origine du mal et de la mort, Eve serait un cadeau
empoisonné offert à l’homme et, pour certaines Pères de l’Eglise, la source de
son éloignement de l’image divine. Cette représentation la rapproche de Pandore
de la mythologie grecque avec qui elle est souvent mise en parallèle.
D’autre part, Eve la pécheresse a
fréquemment été opposée à la Vierge Marie, incarnation de l’absolue pureté et
de la virginité perpétuelle. Miraculeusement
préservée intacte de toute souillure du péché originel, la nouvelle Eve
vient expier les fautes de l’ancienne comme l’esprit vient purger les failles
de la chair. Certains papes vont très loin dans l’exaltation de ses vertus, en
utilisant quelquefois la notion de Corédemptrice.
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Maria Deraismes |
Ces outrances du
culte marial devenu l’un des enjeux majeurs de l’histoire des femmes à
l’Occident semblent inacceptables pour la féministe Maria Deraismes
(1828-1894). Née dans une famille bourgeoise et peu religieuse, elle étudie assidûment
la Bible, la patristique et les livres traduits des religions indoues et
orientales. Ayant appris le grec et le latin pour découvrir les auteurs
anciens, elle lit Leibnitz, Hobbes, les philosophes anglais et allemands du
dix-huitième siècle. Jeune femme érudite, idéaliste, elle est persuadée de la
perfectibilité de l'homme, de sa capacité à construire la société sur les
fondements de la liberté et la recherche de l'égalité. Elle est la cofondatrice
en 1869 avec Léon Richer,
un opposant républicain et libre-penseur, de la «Société pour la revendication des droits civils des femmes», puis en
1870, toujours avec Léon Richer, de l'Association pour le droit des femmes,
qu'elle préside. Elle participe au journal Le droit des femmes qui
deviendra en 1870 L 'Avenir
des femmes. Tout en fréquentant les milieux francs-maçons, elle entreprend
de défendre la cause des femmes, qu'elle associe à son combat pour la laïcité,
et critique le patriarcat dans ses fondements institutionnels et idéologiques. Avec
d’autres féministes, elle crée la Société pour l'amélioration du sort de la
femme et soutient activement les idées de Louise Michel sur l'instauration
d'une éducation pour les filles.
Ses conférences
sur les femmes, données entre 1868 et 1870, sont rassemblées sous le titre Eve dans l’humanité. Maria Deraismes
veut mettre fin à la division arbitraire du monde en deux sphères, l’une
publique réservée aux hommes, l’autre privée où l’on maintient les femmes.
D’après elle, cette pseudo-complémentarité ne sert qu’à asseoir la domination
masculine et l’infériorité féminine. Cette dernière n’est qu’une invention
humaine et une fiction sociale que Maria Deraismes, bien avant de Simone de
Beauvoir, démonte à travers de nombreux exemples emprunts à la vie quotidienne,
au droit, à l’art et à la littérature. Par ailleurs, elle réfute aux
conférences de Cluny la définition de la femme donnée par Alexandre Dumas fils
: « La femme est un être circonscrit, passif, instrumentaire, disponible,
en expectative perpétuelle. C’est le seul être inachevé que Dieu ait permis à
l’homme de reprendre et de finir. C’est un ange de rebut ! ». En 1872
révoltée par les fantaisies et les facéties de l’Homme-Femme du même auteur,
elle réplique par une véhémente brochure dans laquelle elle affirme que la
femme est un être complet et que le résultat obtenu par la servitude des femmes
est l’amoindrissement de l’Humanité.
Le thème d’Eve apparaît dans deux
conférences principalement : La
femme et le droit (1868) et La femme
telle qu’elle est (1869). Dans ces articles, Maria Deraismes ne manque pas
de souligner les faiblesses d’Adam présenté comme un homme « d’une jolie couardise » (p.
89) :
« Si, d’autre part, Dieu
avait la pensée secrète, je dis secrète, Jéhovah ne l’ayant exprimée nulle
part, de conférer la supériorité à l’homme plutôt qu’à la femme, il faut
reconnaître qu’il a été singulièrement déçu, car l’homme, dans cette première
incartade, accuse autant de bêtise que de lâcheté. Sans opposition raisonnée,
sans résistance, il devient complice enfantin de sa compagne Eve qui, dans sa
faute, se montre infiniment supérieure, cédant à un besoin de connaître et de
savoir » (p. 8).
La vraie héroïne de Maria Deraismes est Eve, la mère de tout vivant, guidée par sa soif de savoir et sa recherche de l’autonomie. Ces qualités l’opposent à la vierge Marie, ou plutôt à ce qu’en a fait l’Eglise : c’est-à-dire Marie comme « Eve de l’origine qui n’obtient sa réhabilitation qu’en abdiquant toute indépendance » et devenant « servante du Seigneur » (p. 93). Comme dans ses autres discours et écrits, elle dénonce en parallèle une vision trop romantique de la femme, cette divinisation qui bride son émancipation :
« Mais cette transformation
des déesses païennes en une vierge chrétienne, marque-t-elle un progrès pour le
genre féminin ? Non certes ; nous sommes loin des Athéné, des Diane,
des Déméter éclairant l’humanité et donnant des lois. Marie, désormais, l’idéal
de la femme dans le christianisme, est l’incarnation de la nullité, de l’effacement ;
elle est la négation de tout ce qui constitue l’individualité supérieure :
la volonté, la liberté, le caractère » (p. 12).
La force humaine défiant la
puissance divine et l’activité féminine qui s’oppose à l’inertie
masculine : aujourd’hui encore, cette remise en cause des dogmes chrétiens
nous surprend par son audace et sa modernité indéniable.
A lire :
Maria Deraismes, Ève dans
l’humanité, Paris, 1891, sur Gallica :
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