lundi 1 septembre 2014

Concept




Verbe d’origine latine, où pro signifie « devant » et vocare « appeler », provoquer  veut dire « déclencher une réaction », « exciter » ou « défier ». Quant au substantif, du genre féminin, il semble illustrer, dans la plupart des langues indo-européennes, la vieille idée aristotélicienne attribuant la naissance d’une femelle à la révolte de la matière contre la forme.

Depuis toujours, la gent masculine semble nous réserver cette belle mission qui est de semer la pagaille. Comme si la femme, créature secondaire et dérivée, tentait d’inverser par cet acte les rapports de forces. En tout cas, telle est l’une des conclusions qui s’imposent à la lecture de la Genèse. Décidément, Eve n’était pas la mieux placée pour devenir la gardienne de la virginité. Notre aïeule commune, la pécheresse originelle provoquant la chute, celle à qui on a reproché d’être à l’origine de tous les désastres de l’humanité était aussi la première à préférer une liberté incertaine au bonheur sûr de l’enclos. Au fait, l’exil et les peines n’étaient-ils le prix équitable pour payer les avantages acquis : la procréation, la sortie hors de l’état de tutelle, cette fameuse Unmündigkeit kantienne, et tous les bienfaits de la civilisation issue d’une simple feuille de figuier? Ambassadrice de la modernité, Eve la Vivante entraîne sa tribu vers de nouvelles aventures  en laissant Adam « pleurer aux portes interdites » (Lamartine).

Fait remarquable, la première femme était aussi la première risque-tout guidée par sa curiosité – ou par son intuition. Tournant le dos aux valeurs inculquées ex cathedra, la séductrice d’Eden fait preuve du courage de se servir de son propre entendement.  La provocation créative, n’est-ce pas la dégustation d’un fruit interdit en connaissance de cause, comme source de controverse et remède à la stérilité ?

Associée au désordre préalable à toute création, la provocation libère une énergie brute non affaiblie par les « transformateurs » des normes sociétales.  C’est une voie expérimentale qui fait vaciller le socle des évidences et se déroule en trois étapes :

        Transgression volontaire et spectaculaire d’un tabou,

        Perturbation et polarisation, avec la prise de position pour ou contre

        Innovation

Si d’après Paul Valéry, toute création est une perte de l’innocence, la provocation créative est son rejet conscient, la maculée conception. C’est la souillure qui menace un paradis aseptisé, nous arrache au confort et repousse les limites de l’admissible, en chassant les conventions au profit des inventions.  Œuvre humaine et non divine, elle est libératrice, jouissive et irrésistible, comme une sortie du placard.

La provocation rejette le flux d’information à sens unique et revendique le droit de réponse. Bousculant les codes existants, visant à éveiller la réflexion ou la critique, elle est avant tout un acte communicatif, un affrontement, une réplique du dialogue qui dans l’idéal se veut constructif. Mais elle est aussi un acte d’esprit issu du souci de distinction. C’est une sorte de signature, l’une des rares formes de l’expression personnelle qui s’opposent à l’uniformisation des procédures, des matériaux et des formes. Si la beauté peut être anonyme, la provocation, elle, a toujours un nom: par ailleurs, l’impertinente compagne d'Adam n'a reçu le sien qu'après la chute.

La provocation, c’est une porte de sortie des prisons culturelles stigmatisées par Michel Foucault. Souvent considérée comme une agression, elle n’est qu’une légitime défense lorsque les épines deviennent le seul moyen de résister au rouleau compresseur.

Sensible à l’attrait de la nouveauté, mobilisatrice sans être fédératrice, elle va par définition un peu trop loin, au-delà du rassurant et du consensuel, quitte à heurter certaines sensibilités, brusquer l’establishment et offenser « le bon goût ». Mais malgré ses outrances, l’abus du buzz et la chasse aux sensations, elle reste un outil précieux pour donner matière à débat et manifester la liberté individuelle dans notre monde très formaté. Ses alliés sont la passion,  l’audace, l’esprit critique, l’originalité et la créativité. Ses ennemis le conformisme, les poncifs idéologiques, les conduites moutonnières, la médiocrité et la censure bien-pensante.
La provocation n’a jamais été réservée aux intellos progressistes. Mais comme tout concept innovateur, elle est l’apanage de la pensée divergente qui implique le risque de déplaire. Aujourd’hui, à l’époque de la « normalité » pourchassant toute dérive, faire de la provoc c’est encore cultiver l’insoumission, une haute vertu de résistance. Tout en restant les enfants d’Eve.

Eve d'Albrecht Dürer (1507)

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