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Léviathan de Thomas Hobbes |
Léviathan, du réalisateur Andreï Zviaguintsev, film noir qui a reçu le Prix du scénario au dernier Festival de Cannes,
a été proposé par la Russie pour l'Oscar du meilleur film étranger. Bien que
choisi à la majorité, le film a fait polémique dans son pays en raison de sa
critique de l'Etat et le l’Eglise orthodoxe, mais également à cause de ses
jurons.
Le fait que Léviathan a frôlé l'interdiction dans son propre pays, n’est pas
sans rapport avec certaines scènes dans lesquelles ses héros parlent crûment
sous l'effet de la vodka. Une version retravaillée, où les expressions
grossières ne seront plus audibles, sortira en salles en novembre. Le film de
Zviaguintsev est l'une des premières œuvres majeures qui risque de connaître
des difficultés d'exploitation en Russie à cause de la nouvelle loi
réglementant l’emploi des gros mots.
La langue russe utilise plusieurs
termes pour désigner les jurons, presque tous à connotation sexuelle. Parfois
on parle des mots non-normatifs, obscènes (niéprilitchny),
injurieux (branny) ou encore non
imprimables (népétchatny). Mais le
terme le plus courant est mat, abrégé
de matertchina, c’est-à-dire « injures
de mère ». Un euphémisme désignant le mat
comme « lexique non censuré » a perdu son sens depuis le 1er
juillet dernier, après l’adoption d’une loi soumettant des jurons à une
véritable censure d’Etat.
Une mesure controversée
Cette mesure qui peut paraître
anecdotique condamne toute présentation publique d'une œuvre artistique
utilisant des termes indésirables, à une amende pouvant aller de 2 000 [45
euros] à 50 000 roubles [1080 euros], voire, pour les personnes morales, à la
suspension d’activité pour une durée de trois mois. Aucune autorisation de distribuer
un film au langage jugé grossier ne sera délivrée sur le territoire de la
Russie, sauf pour les films étrangers pendant les festivals. Lâcher des jurons
lors de lectures publiques sera également passible de sanctions pour les
poètes. Les DVD et les CD concernés devront porter l’étiquette indiquant
« contient des injures non censurées ».
Une commission d’experts devra se
prononcer sur l’appartenance des mots au groupe incriminé, en absence d’une
« liste noire ». Une liste datée de 2013 interdit l’emploi dans les
médias de quatre mots et de leurs dérivés, tandis que les dictionnaires du mat russe recensent jusqu’à 50 000
jurons.
Difficile, face à cette
législation, de faire abstraction du titre du dernier film de Zviaguintsev.
Monstre marin, évoqué dans le livre de Job, l’une de ses principales sources
bibliques, Léviathan est aussi la métaphore d’Etat dans le traité éponyme de
Thomas Hobbes (1651). Omniprésent dans le film, l’Etat s’invite au quotidien,
envahit la vie des anonymes et finit par les écraser de son poids.
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Affiche de Léviathan de Zviaguintsev |
Ce n’est pas la première fois que
les autorités russes effectuent un contrôle social du langage, Staline lui-même ayant publié des ouvrages
linguistiques. Une telle réglementation permet notamment d’installer une vaste
zone d’inhibition linguistique en fonction des impératifs et des tabous
idéologiques.
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L'étude linguistique de Staline |
Les partisans et les opposants de
la nouvelle loi se disputent le rôle de
protecteurs de « la grande, puissante, véridique et libre langue
russe », selon le célèbre mot de Tourgueniev, et revendiquent le devoir de
sa préservation. Utilisés pour donner une intensité particulière à un discours,
pour exprimer un ressenti émotionnel ou encore pour communiquer plus de force à
un propos, les jurons russes ont toujours présenté une certaine ambivalence. D’une
part, ils sont considérés comme une partie intégrante du folklore et à ce titre
font l’objet d’études linguistiques et anthropologiques. D’autre part, leur
emploi est fréquemment assimilé à un manque de culture et à une pauvreté de
vocabulaire. Bien souvent ils sont devenus des coquilles vides, des unités de
langue « désamorcées », stéréotypées et vulgaires. Mais la nouvelle
loi risque, par son puritanisme, de leur rendre leur force primitive, en
transformant leur emploi en un acte de transgression et un nouveau signe
d’appartenance aux mouvements alternatifs. « Faut-il le préciser à
nouveau, ce n’est pas le juron qui a créé leur caractère indicible. Bien au
contraire, c’est l’impossibilité de leur énonciation qui fait d’un mot un juron
outrageant » (Jean Morenon).
Le droit d'être grossier
Certains artistes sont déjà entrés en résistance. Lors de la clôture du
Festival international du film de Moscou, le 28 juin, son président, Nikita
Mikhalkov, célèbre réalisateur russe qui n'a rien d'un libéral concernant les
mœurs, ni d'un opposant au régime, a déclaré que le mat était “l'une des plus
grandes inventions du peuple russe” et qu'il fallait revoir la loi. Andreï
Zviaguintsev, qui affirme avoir pesé chaque mot de son film, s’est également
prononcé contre « la langue châtrée » dans le journal Komsomolskaïa Pravda : “Le mat est un phénomène linguistique
unique, voire sacré. Il puise ses racines au plus profond de la culture
traditionnelle russe. L'interdiction de son utilisation est une grande bêtise.
Les députés auraient dû au contraire proposer une loi pour sa sauvegarde, en
tant qu'héritage culturel. Mais toute langue vit sa propre vie, et ne peut se
soumettre à personne, sauf à l'âme et à l'esprit de son porteur – le peuple.”
Quelques personnalités russes, comme Tatiana Tolstoï ou Xenia Sobtchak, ont décidé de boycotter ouvertement la nouvelle loi perçue comme une intervention dans la sphère intime. D’autres s’amusent à remplacer les mots interdits par des mots similaires autorisés ou des expressions métaphoriques parfois très inventives, tels les testicules apostrophés comme « les Fabergé » dans le film de Zviaguintsev. En désignant le président russe d’un « mot tabou », l’ancien ministre Boris Nemtsov a réussi un véritable coup médiatique grâce aux rapports d’expertise sur le mot en question ayant fait le tour des réseaux sociaux. Décidément, le combat engagé entre Léviathan le purificateur et son adversaire Internet n’a rien à envier à celui qui opposait David à Goliath.
Selon le quotidien Izvestia,
des représentants de la culture préparent un catalogue des œuvres russes les
plus célèbres où l'on rencontre ce lexique interdit, et s'apprêtent à le
publier sur un site spécialement créé à cet effet. Le catalogue sera divisé en
quatre secteurs : théâtre, littérature, musique, cinéma. Et de citer pêle-mêle
quelques noms parmi les plus illustres créateurs classiques et contemporains
russes qu'on sera sûrs d'y trouver : pour la littérature Alexandre Pouchkine,
Sergueï Essenine, ainsi que les contemporains Vladimir Sorokine, Viktor
Pelevine, Lioudmila Petrouchevskaïa. Pour la musique : Vladimir Vyssotski,
Alexandre Rozenbaum, groupe Leningrad et aussi tchastouchki, un genre folklorique très populaire. Pour le cinéma
Nikita Mikhalkov, Valeri Todorovski, Fiodor Bondartchouk, Andreï Zviaguintsev,
etc. Cette liste sera accompagnée d'une pétition demandant la révision et
l'assouplissement de la loi.
A l'initiative d'artistes de la ville de Kazan, suivis dans treize grandes villes de Russie dont Moscou et Saint-Pétersbourg, le 30 juin au soir, dans de nombreux lieux culturels, on a “fait ses adieux” au mat, en organisant des lectures, des concerts, des projections de films tombant sous le coup de la loi puritaine à partir du 1er juillet. A Kazan, comme le rapporte le site russe d'informations interrégionales Imenno.ru, la projection du film de Zviaguintsev a été suivie, à minuit moins une, d'une minute de silence.
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