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Affiche du spectacle Femme non-rééducable |
« Les ennemis de l’Etat se divisent en
deux catégories :
Ceux qu’on peut ramener à la raison et les incorrigibles.
Avec ces derniers, il n’est pas possible de dialoguer, ce qui les rend non
rééducables… »
(Vladislav Sourkov, circulaire interne, bureau de la Présidence russe, 2005)
Femme
non rééducable est le titre d’une pièce de théâtre de Stefano
Massini sur l’itinéraire d’Anna
Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou. La
mort de l’enquêtrice de Novaïa Gazeta
comme le seul moyen de la faire taire est symptomatique de l’échec d’une
certaine politique de mise au pas des opposants marquée par une longue
tradition.
L'Homme nouveau du socialisme
Le titre nécessite quelques
explications. Dans les dictionnaires de langue française le mot rééducation est
surtout associé au domaine médical. Ainsi Wikipedia renvoie ses lecteurs vers
les articles consacrés à la kinésithérapie et l’ergothérapie avant d’évoquer, à
demi-mot, le lavage de cerveau et la rééducation par le travail en République
Populaire de Chine. Mais aucune note n’y figure sur l’Union soviétique où la
rééducation par le travail formait la base des méthodes pédagogiques élaborées
spécialement pour la création de l’Homme nouveau. Cette idée utopique qu’André
Siniavski considère comme la pierre angulaire de la civilisation soviétique[1] fait
partie des plans de la reconstruction révolutionnaire. Pour créer cette
nouvelle race humaine, il était nécessaire de remanier la psychologie même de
l’homme. Bien que l’idée de se
dépouiller de l’ « homme ancien » soit empruntée à l’Evangile, le Christ
étant perçu comme un nouvel Adam, ce sont les philosophes matérialistes des
Lumières et en premier Helvétius qui étaient des précurseurs immédiats des
marxistes dans ce domaine. Les hommes sont pour eux des produits du milieu et
façonnables à l’infini car, selon Helvétius, « l’éducation peut
tout ».[2] Dans
un monde dominé par la raison, l’homme n’est plus une créature divine, il est
son propre œuvre. Voilà pourquoi il déclare un nouveau sixième jour de la
création pour améliorer son « produit raté ».[3]
L’homme ancien doit donc
laisser la place à l’homme nouveau. Il s'agit de former un individu adapté à la société où il est appelé à
vivre, et dans ce cas, à une société que l'humanité n'a jamais connue dans son
passé. D’après les théoriciens du marxisme-léninisme, la morale de cette
société ne ressemble en rien aux codes de morale connus dans l'histoire.
Le projet ne manque pas
d’envergure et aboutit, dans les années 1920, à la création de plusieurs
associations eugénistes. Léon Trotski écrit de la nécessité de créer un nouveau
type sociobiologique supérieur aux précédents afin d’élever l’homme moyen au
niveau des géants de l’humanité. Son attribut indispensable est l’héroïsme qui,
selon Siniavski, unit trois éléments fondamentaux : la foi fanatique dans
le but supérieur, sa concrétisation en actes, et enfin l’accomplissement de cet
exploit non pour la gloire personnelle mais dans l’intérêt général.[4]
Les attributs primordiaux de
cette nouvelle espèce sont la fermeté,
l’endurance, la fidélité, l’étroitesse intellectuelle mais aussi l’absence
totale de pitié : selon l’idéologie soviétique, la clémence confine à la
trahison, le doute est assimilé à la mollesse et l’humanisme rejeté comme un
résidu du passé. Avec sa nature complexe et contradictoire, l’intelligentsia
n’a plus sa place dans ce monde. Après l’installation des Bolchéviques au
pouvoir, la propagande soviétique a diversifié les modalités de réalisation et
a imposé quelques typologies de l’homme nouveau: l’ouvrier stakhanoviste, le
soldat, l’activiste du parti, le tchékiste.
Anton Makarenko et sa pédagogie
Le projet de la création de
l’Homme nouveau a culminé dans les idées de A. S. Makarenko (1888-1939) devenu
figure de proue la pédagogie communiste. Ce dernier, ayant dirigé entre 1920 et
1934 des colonies pour jeunes délinquants et enfants orphelins, a réalisé une
expérience sans précédent, dans la pratique pédagogique, de rééducation massive
des enfants mineurs et élaboré la théorie de l’éducation par le travail et dans
le collectif. Cette expérience est relatée dans ses ouvrages Les
drapeaux sur les tours et Le poème
pédagogique.
La première tâche de l'éducateur, qui prend
contact avec un groupe d'enfants nouveaux pour lui, est de « conquérir leur
conscience », comme dit Makarenko. En premier lieu, il faut « organiser » la
minorité de ceux qui se prêtent le mieux à l'influence de l'éducateur. Ensuite,
l'action doit tendre à ce que la minorité organisée des activistes absorbe la
majorité « inorganisée » de manière à constituer une collectivité d'enfants
unie.[5] Par
la suite, c’est
le collectif qui doit jouer un rôle majeur en tant que organe d’influence et de
surveillance réciproque, à la fois le vecteur et l’outil principal
d’embrigadement. Cela veut dire que tout membre d’un collectif doit servir de
caution à n’importe quel autre membre; mais aussi, et surtout, que tout le
collectif doit être la caution de chacun de ses membres, pris isolément. Ainsi,
si le collectif est évalué par l’administration dans son ensemble (par exemple,
en cas de compétition entre équipes de travail), l’avant-garde se voit
dévalorisée, «retardée» par ceux qui travaillent mal. Chaque individu isolé est
seul face à l’arbitraire de cette « collectivité solidement soudée ».
Il est privé de la latitude de faire appel à une instance supérieure (peut être
plus impartiale, du fait même de sa position supérieure), l’administration. Il
est puni par ses égaux, ce qui, pour lui, est plutôt injuste et intolérable.
Cette méthode n’est donc pas sans susciter des sentiments agressifs et
antagonistes au sein d’un groupe[6] .
Le collectif au regard tout-puissant joue le même
rôle que le panoptique conçu par Jeremy Bentham et
réalisé, dans l’architecture circulaire des prisons modernes. Un tel maillage
social permet éventuellement de se passer complètement de surveillant, le seul
sentiment d'être observé étant susceptible d'obtenir des captifs une forme d'obéissance. Ainsi, comme l’a démontré
Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller
et punir, la prison moderne devient
d'abord une entreprise de culpabilisation
travaillant les consciences individuelles.
A travers l’idée du
« collectivisme » l’homme nouveau version Makarenko est totalement
anéanti comme personne et devient animal prévisible, un exemplaire anonyme dans un immense
troupeau.[7] En
ce qui concerne « l’éducation par le collectif et pour le collectif », les
thèses d’A. Zinoviev (1981) sur « l’homo sovieticus » (homocus) sont
particulièrement intéressantes. « La plus grande perte pour l’homocus est
d’être séparé de son collectif (...). L’implication dans la vie d’un collectif
(..)est le fondement de notre psychologie. L’esprit d’un homocus est sa
participation à la vie collective (...). La plus puissante arme contre les
rebelles de notre société est de l’exclure du collectif ».[8]
Le travail « productif »
et « l’émulation socialiste » jouent aussi un rôle essentiel dans le
processus de la rééducation, comme le montre une revue pour les juristes
soviétiques, datant de 1934 : « Pour le travail de rééducation le meilleur
choix est constitué par les travaux qui nécessitent un effort spécial:
constructions industrielles (usines, barrages, digues, voies ferroviaires
etc.), travaux d’irrigation et construction de routes pour faciliter le
développement du pays ». L'organisation du
travail éducatif vise une emprise sur la conscience ayant notamment pour
vocation d’éliminer « l'antagonisme entre le travail physique et le
travail intellectuel ».
Pour Makarenko, il ne s’agit donc pas
d’éducation mais de rééducation. Ayant affaire à des enfants et adolescents qui
avaient déjà un « passé », il veut mettre au point des méthodes susceptibles de
produire une transformation profonde, voire brutale, du monde intérieur de
l'enfant. Ce
concept s’applique également à certaines catégories sociales de statuts
différents: délinquants, anciens opposants politiques ou « ennemis de classe ».
Il est devenu le principe de base dans les camps et les colonies de travail de l’Union
Soviétique. D’autres situations peu popularisées de rééducation concernaient
les enfants « des ennemis du peuple ». Dans son discours au Congrès de l’Union
des Jeunes Communistes (1919), Lénine déclara qu’il était possible de faire de
n’importe quel enfant de 8 ans un bon communiste. En conformité avec cette
théorie, les enfants des condamnés des procès stalinistes furent envoyés sous
une autre identité dans des orphelinats.
La méthode de Makarenko
remodelant l’homme par le travail au sein d’un collectif était donc surtout
expérimentée au milieu des détenus. Mais l’ambition du pédagogue était
d’élaborer un système d’éducation universel (pourvu qu’il reste communiste),
basé sur le marxisme-léninisme, et applicable à tous les Soviétiques sans
exception. C’est ainsi que la prison soviétique acquiert le statut d’une prison
modèle en tant que l’école de civisme et de formation de l’homme nouveau (plus
tard, cette mission pédagogique et thérapeutique sera reprise également par des
cliniques psychiatriques). Aux ouvrages idylliques de Makarenko sur les
colonies de redressement des jeunes succèdent les pages euphoriques de Gorki
sur la construction du canal sur la mer Blanche par les forces des détenus.
Ainsi apparaît une fusion
singulière entre l’idéologie marxiste-léniniste devenue une nouvelle religion,
le monde carcérale comme terrain des grandes expérimentations sociétales et la
nouvelle pédagogie collective qui ne peut être qu’une pédagogie pénitentiaire
et répressive.
" Quoi
d'étonnant, si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux
hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? " (Michel Foucault). Un constat similaire est fait par Nadejda Tolokonnikova devant la Cour suprême de
Mordovie: "Correction est
l'un de ces mots retournés caractéristiques d'un Etat totalitaire qui appelle
l'esclavage liberté".[9]
Cette méthode d’endoctrinement caractéristique du totalitarisme et importée avec succès vers d’autres pays socialistes, trouve un écho satirique et macabre dans la pièce d’Eugène Ionesco La soif et la faim, en la personne du Frère Pédagogue « préposé aux éducations-rééducations diverses ». Mais comme bien souvent, la réalité dépasse la fiction. Cependant, après 80 ans d’expérimentation, le doute commence à s’installer quant à l'efficacité de cette pédagogie. L’existence des personnes non rééducables y est sûrement pour quelque chose.
Cette méthode d’endoctrinement caractéristique du totalitarisme et importée avec succès vers d’autres pays socialistes, trouve un écho satirique et macabre dans la pièce d’Eugène Ionesco La soif et la faim, en la personne du Frère Pédagogue « préposé aux éducations-rééducations diverses ». Mais comme bien souvent, la réalité dépasse la fiction. Cependant, après 80 ans d’expérimentation, le doute commence à s’installer quant à l'efficacité de cette pédagogie. L’existence des personnes non rééducables y est sûrement pour quelque chose.
[1] André Siniavski, La
Civilisation soviétique traduit du russe par Annie Sabatier et Catherine
Prokhoroff, Albin Michel, 1988, p. 151.
[2] Richard Pipes, Die russische Revolution, Band I, Der Zefall des Zarenreiches, Aus dem
Amerikanischen von Udo Rennert, Rowohlt, Berlin, p. 225.
[3] Richard Pipes, op. cit., p. 245.
[4] André Siniavski, op. cit., p. 155.
[5] Alexandre Vexliard, « L'éducation
morale dans la pédagogie de Makarenko », Enfance.
Tome 4 n°3, 1951. pp. 251-268.
[6] Youri Vavokhine, La sous-culture
carcérale (post)soviétique face à l’utilisation par l’administration
pénitentiaire des doctrines d’autogestion. Date : 14 novembre 2009 | disponible
sur http://champpenal.revues.org/7
[7] Lavinia
Betea, L’Homme nouveau, http://gerflint.fr/Base/Roumanie1/Betea.pdf
[8] Alexandre Zinoviev, Homo sovieticus, L'Âge d'Homme, 1982.
[9]Masha Gessen, Pussy Riot, Globe, 2015.
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