jeudi 13 novembre 2014

La rééducation pour les nuls


Affiche du spectacle Femme non-rééducable


« Les ennemis de l’Etat se divisent en deux catégories :
Ceux qu’on peut ramener à la raison et les incorrigibles.
Avec ces derniers, il n’est pas possible de dialoguer, ce qui les rend non rééducables… »
(Vladislav Sourkov, circulaire interne, bureau de la Présidence russe, 2005)


Femme non rééducable est le titre d’une pièce de théâtre de Stefano Massini sur  l’itinéraire d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou. La mort de l’enquêtrice de Novaïa Gazeta comme le seul moyen de la faire taire est symptomatique de l’échec d’une certaine politique de mise au pas des opposants marquée par une longue tradition.

L'Homme nouveau du socialisme


Le titre nécessite quelques explications. Dans les dictionnaires de langue française le mot rééducation est surtout associé au domaine médical. Ainsi Wikipedia renvoie ses lecteurs vers les articles consacrés à la kinésithérapie et l’ergothérapie avant d’évoquer, à demi-mot, le lavage de cerveau et la rééducation par le travail en République Populaire de Chine. Mais aucune note n’y figure sur l’Union soviétique où la rééducation par le travail formait la base des méthodes pédagogiques élaborées spécialement pour la création de l’Homme nouveau. Cette idée utopique qu’André Siniavski considère comme la pierre angulaire de la civilisation soviétique[1] fait partie des plans de la reconstruction révolutionnaire. Pour créer cette nouvelle race humaine, il était nécessaire de remanier la psychologie même de l’homme. Bien que  l’idée de se dépouiller de l’ « homme ancien » soit empruntée à l’Evangile, le Christ étant perçu comme un nouvel Adam, ce sont les philosophes matérialistes des Lumières et en premier Helvétius qui étaient des précurseurs immédiats des marxistes dans ce domaine. Les hommes sont pour eux des produits du milieu et façonnables à l’infini car, selon Helvétius, « l’éducation peut tout ».[2] Dans un monde dominé par la raison, l’homme n’est plus une créature divine, il est son propre œuvre. Voilà pourquoi il déclare un nouveau sixième jour de la création pour améliorer son « produit raté ».[3]

L’homme ancien doit donc laisser la place à l’homme nouveau. Il s'agit de former un individu adapté à la société où il est appelé à vivre, et dans ce cas, à une société que l'humanité n'a jamais connue dans son passé. D’après les théoriciens du marxisme-léninisme, la morale de cette société ne ressemble en rien aux codes de morale connus dans l'histoire.



Le projet ne manque pas d’envergure et aboutit, dans les années 1920, à la création de plusieurs associations eugénistes. Léon Trotski écrit de la nécessité de créer un nouveau type sociobiologique supérieur aux précédents afin d’élever l’homme moyen au niveau des géants de l’humanité. Son attribut indispensable est l’héroïsme qui, selon Siniavski, unit trois éléments fondamentaux : la foi fanatique dans le but supérieur, sa concrétisation en actes, et enfin l’accomplissement de cet exploit non pour la gloire personnelle mais dans l’intérêt général.[4]


Les attributs primordiaux de cette nouvelle espèce  sont la fermeté, l’endurance, la fidélité, l’étroitesse intellectuelle mais aussi l’absence totale de pitié : selon l’idéologie soviétique, la clémence confine à la trahison, le doute est assimilé à la mollesse et l’humanisme rejeté comme un résidu du passé. Avec sa nature complexe et contradictoire, l’intelligentsia n’a plus sa place dans ce monde. Après l’installation des Bolchéviques au pouvoir, la propagande soviétique a diversifié les modalités de réalisation et a imposé quelques typologies de l’homme nouveau: l’ouvrier stakhanoviste, le soldat, l’activiste du parti, le tchékiste.

Anton Makarenko et sa pédagogie


Le projet de la création de l’Homme nouveau a culminé dans les idées de A. S. Makarenko (1888-1939) devenu figure de proue la pédagogie communiste. Ce dernier, ayant dirigé entre 1920 et 1934 des colonies pour jeunes délinquants et enfants orphelins, a réalisé une expérience sans précédent, dans la pratique pédagogique, de rééducation massive des enfants mineurs et élaboré la théorie de l’éducation par le travail et dans le collectif. Cette expérience est relatée dans ses ouvrages  Les drapeaux sur les tours et Le poème pédagogique.

La première tâche de l'éducateur, qui prend contact avec un groupe d'enfants nouveaux pour lui, est de « conquérir leur conscience », comme dit Makarenko. En premier lieu, il faut « organiser » la minorité de ceux qui se prêtent le mieux à l'influence de l'éducateur. Ensuite, l'action doit tendre à ce que la minorité organisée des activistes absorbe la majorité « inorganisée » de manière à constituer une collectivité d'enfants unie.[5] Par la suite, c’est le collectif qui doit jouer un rôle majeur en tant que organe d’influence et de surveillance réciproque, à la fois le vecteur et l’outil principal d’embrigadement. Cela veut dire que tout membre d’un collectif doit servir de caution à n’importe quel autre membre; mais aussi, et surtout, que tout le collectif doit être la caution de chacun de ses membres, pris isolément. Ainsi, si le collectif est évalué par l’administration dans son ensemble (par exemple, en cas de compétition entre équipes de travail), l’avant-garde se voit dévalorisée, «retardée» par ceux qui travaillent mal. Chaque individu isolé est seul face à l’arbitraire de cette « collectivité solidement soudée ». Il est privé de la latitude de faire appel à une instance supérieure (peut être plus impartiale, du fait même de sa position supérieure), l’administration. Il est puni par ses égaux, ce qui, pour lui, est plutôt injuste et intolérable. Cette méthode n’est donc pas sans susciter des sentiments agressifs et antagonistes au sein d’un groupe[6] .

Selon un témoignage de Nadejda Tolokonnikova, le leader du groupe Pussy Riot ayant passé plusieurs mois de détention dans camp en Mordovie, elle n'a pas beaucoup évolué de nos jours: "Le règlement est pensé de telle façon que les détenues assument la fonction de chef d'équipe ou de responsable d'unité et son chargées de réprimer les autres filles, de les terroriser et de les transformer en esclaves muettes".


Le collectif au regard tout-puissant joue le même rôle que le panoptique conçu par Jeremy Bentham et réalisé, dans l’architecture circulaire des prisons modernes. Un tel maillage social permet éventuellement de se passer complètement de surveillant, le seul sentiment d'être observé étant susceptible d'obtenir des captifs une forme d'obéissance. Ainsi, comme l’a démontré Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir, la  prison moderne devient d'abord une entreprise de culpabilisation travaillant les consciences individuelles.


A travers l’idée du « collectivisme » l’homme nouveau version Makarenko est totalement anéanti comme personne et devient animal prévisible, un exemplaire anonyme dans un immense troupeau.[7] En ce qui concerne « l’éducation par le collectif et pour le collectif », les thèses d’A. Zinoviev (1981) sur « l’homo sovieticus » (homocus) sont particulièrement intéressantes. « La plus grande perte pour l’homocus est d’être séparé de son collectif (...). L’implication dans la vie d’un collectif (..)est le fondement de notre psychologie. L’esprit d’un homocus est sa participation à la vie collective (...). La plus puissante arme contre les rebelles de notre société est de l’exclure du collectif ».[8]

Le travail « productif » et « l’émulation socialiste » jouent aussi un rôle essentiel dans le processus de la rééducation, comme le montre une revue pour les juristes soviétiques, datant de 1934 : « Pour le travail de rééducation le meilleur choix est constitué par les travaux qui nécessitent un effort spécial: constructions industrielles (usines, barrages, digues, voies ferroviaires etc.), travaux d’irrigation et construction de routes pour faciliter le développement du pays ». L'organisation du travail éducatif vise une emprise sur la conscience ayant notamment pour vocation d’éliminer « l'antagonisme entre le travail physique et le travail intellectuel ».

Pour Makarenko, il ne s’agit donc pas d’éducation mais de rééducation. Ayant affaire à des enfants et adolescents qui avaient déjà un « passé », il veut mettre au point des méthodes susceptibles de produire une transformation profonde, voire brutale, du monde intérieur de l'enfant. Ce concept s’applique également à certaines catégories sociales de statuts différents: délinquants, anciens opposants politiques ou « ennemis de classe ». Il est devenu le principe de base dans les camps  et les colonies de travail de l’Union Soviétique. D’autres situations peu popularisées de rééducation concernaient les enfants « des ennemis du peuple ». Dans son discours au Congrès de l’Union des Jeunes Communistes (1919), Lénine déclara qu’il était possible de faire de n’importe quel enfant de 8 ans un bon communiste. En conformité avec cette théorie, les enfants des condamnés des procès stalinistes furent envoyés sous une autre identité dans des orphelinats.

La méthode de Makarenko remodelant l’homme par le travail au sein d’un collectif était donc surtout expérimentée au milieu des détenus. Mais l’ambition du pédagogue était d’élaborer un système d’éducation universel (pourvu qu’il reste communiste), basé sur le marxisme-léninisme, et applicable à tous les Soviétiques sans exception. C’est ainsi que la prison soviétique acquiert le statut d’une prison modèle en tant que l’école de civisme et de formation de l’homme nouveau (plus tard, cette mission pédagogique et thérapeutique sera reprise également par des cliniques psychiatriques). Aux ouvrages idylliques de Makarenko sur les colonies de redressement des jeunes succèdent les pages euphoriques de Gorki sur la construction du canal sur la mer Blanche par les forces des détenus.

Ainsi apparaît une fusion singulière entre l’idéologie marxiste-léniniste devenue une nouvelle religion, le monde carcérale comme terrain des grandes expérimentations sociétales et la nouvelle pédagogie collective qui ne peut être qu’une pédagogie pénitentiaire et répressive.  " Quoi d'étonnant, si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? " (Michel Foucault). Un constat similaire est fait par Nadejda Tolokonnikova devant la Cour suprême de Mordovie: "Correction est l'un de ces mots retournés caractéristiques d'un Etat totalitaire qui appelle l'esclavage liberté".[9]



Cette méthode d’endoctrinement caractéristique du totalitarisme et importée avec succès vers d’autres pays socialistes, trouve un écho satirique et macabre dans la pièce d’Eugène Ionesco La soif et la faim, en la personne du Frère Pédagogue « préposé aux éducations-rééducations diverses ». Mais comme bien souvent, la réalité dépasse la fiction. Cependant, après 80 ans d’expérimentation, le doute commence à s’installer quant à l'efficacité de cette pédagogie. L’existence des personnes non rééducables y est sûrement pour quelque chose.




[1] André Siniavski, La Civilisation soviétique traduit du russe par Annie Sabatier et Catherine Prokhoroff, Albin Michel, 1988,   p. 151.
[2] Richard Pipes, Die russische Revolution, Band I, Der Zefall des Zarenreiches, Aus dem Amerikanischen von Udo Rennert, Rowohlt, Berlin, p. 225.
[3] Richard Pipes, op. cit., p. 245.
[4] André Siniavski, op. cit., p. 155.
[5] Alexandre Vexliard, « L'éducation morale dans la pédagogie de Makarenko »,  Enfance. Tome 4 n°3, 1951. pp. 251-268.
[6] Youri Vavokhine, La sous-culture carcérale (post)soviétique face à l’utilisation par l’administration pénitentiaire des doctrines d’autogestion. Date : 14 novembre 2009 | disponible sur http://champpenal.revues.org/7
[7] Lavinia Betea, L’Homme nouveau, http://gerflint.fr/Base/Roumanie1/Betea.pdf
[8] Alexandre Zinoviev, Homo sovieticus, L'Âge d'Homme, 1982.

[9]Masha Gessen, Pussy Riot, Globe, 2015.

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