samedi 24 janvier 2015

Le regard de Cyril Arnstam

Cyril Arnstam

Cyril Arnstam (Кирилл Арнштам), qui a fêté ses 96 ans le 9 janvier dernier, fait partie d’une dynastie d’artistes. C’est son père, le décorateur Alexandre Arnstam, qui lui a montré la voie. Allemand par ses origines, Russe par la culture de ses parents, Français d’adoption, Cyril a grandi au creuset des pays, des langues, des mentalités. Né à Petrograd en 1919,  il quitte la Russie avec ses parents à l’âge de 3 ans. La famille s'installe à Berlin. À l'âge de 6 ans, le jeune surdoué est déjà reconnu pour ses dons de dessinateur, et plusieurs journaux consacrent des articles à son talent précoce. Ayant fui Berlin après 1933, Cyril suit, à Paris, les cours de l'École nationale supérieure des arts appliqués. Son frère, Igor Arnstam, a dessiné six affiches pour le cinéma, dont deux pour Le Quai des brumes (1938). C'est ainsi que Cyril Arnstam débute dans l'affiche de cinéma, avant de créer son œuvre la plus connue, les affiches de Katia, de Maurice Tourneur (1938), qui ont fait connaître le visage de Danielle Darrieux.

Engagé dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, après l’arrestation de sa mère de confession juive, il cesse toute activité dans le monde du cinéma. Il reprend son activité d'affichiste en dessinant notamment des affiches de films de Riccardo Freda, dont La Fille des marais/Cielo sulla palude en 1949, mais aussi de films français comme Olivia de Jacqueline Audry (1950). Il sera contraint de refaire la maquette de cette affiche pour ne pas choquer la censure. Cyril Arnstam travaille aussi pour la Columbia avec Sur les quais/On the Waterfront d'Elia Kazan, en 1954. Après une longue parenthèse, il réalise à nouveau des affiches de cinéma au début des années 1980 : Daniel (Sidney Lumet, 1983), Eaux profondes (Michel Deville, 1981), Un juge en danger/Io ho paura (Damiano Damiani, 1977).

Dans les années 1970, Arnstam délaisse les affiches de cinéma et fait surtout de l'illustration pour des couvertures de livres de Tolstoï, Zola, Dumas père, Maupassant, Troyat. Il travaille aussi pour la revue Playboy, le mensuel Marie-Claire, le magazine Le Monde de la musique et pour Paris Match. Pour l'agence publicitaire de Jacques Séguéla, il réalise plusieurs story-boards de films publicitaires (Lanvin, Crédit Agricole, Armani...)

Cyril Arnstam, Adolf au salon


A travers ses illustrations, décorations, affiches cinématographiques et publicitaires, Cyril Arnstam a toujours su garder un style unique, facilement reconnaissable malgré son évolution au fil des époques. Ses œuvres les plus connues sont marquées par l’expressionnisme passé à travers le filtre de la décorativité pop et de l’ironie postmoderne. D’après l’historien d’art Mikhaïl Guerman, il arrive à trouver un analogue visuel exact d’une idée, d’une citation, d’une comparaison, en associant la réalité, le grotesque et la fantaisie.

Cyril Arnstam, Staline


Interrogé par le musicien et poète Anatoli Vainshtein pour la dernière édition de l’almanach Glagol, Cyril Arnstam reconnait l’influence de plusieurs artistes remarquables. Il évoque Munch, Picasso, Matisse, Soutine, Kandinsky, tout en se distanciant du modernisme. Il ne sait pas dire si les gens en uniforme nazi sur ses tableaux symbolisent l’élégance de l’horreur et de la cruauté. Et il a du mal à décrire son œuvre sous la lumière des éternelles interrogations morales dont les Russes sont si friands depuis Mozart et Salieri de Pouchkine. Un génie est-il toujours porteur du bien ? Le mal peut-il s’exprimer de façon géniale ? Cyril Arnstam avoue qu’en réalisant les portraits d’Hitler, de Staline et de Mao, il voyait en eux non des monstres ou des créatures démoniaques, mais « des gens ordinaires » tout au plus atteints d’une folie et par conséquent dangereux. D’autre part, le caractère grotesque de ces portraits s’explique par le fait qu’il s’agissait de commandes de Playboy. Les trois leaders politiques sont représentés dans l’entourage féminin, ce qui les rend inoffensifs. Anatoli Vainshtein y voit même le paradoxe de la « domestication »  et  de la banalisation de ces personnages par la magie de l’érotique qui apparait comme une force plus puissante que la violence. Sans rejeter des telles interprétations, Cyril Arnstam se dit plus intéressé par la physionomie des personnages : ses tableaux seraient étrangers à toute satire, critique sociale ou analyse psychologique, même si une telle approche est difficilement acceptable pour les Russes (le portrait d’Hitler à été refusé par le commissaire de son exposition à Saint-Pétersbourg). Quant au Playboy, il a été considéré en Russie soviétique comme une incarnation de la décadence bourgeoise, synonyme du trash et du mauvais goût. Mais pour celui qui n’a pas hésité à représenter Napoléon avec une tête de veau et Sartre sous forme de cocktail Molotov, la force de ce magazine est dans son style et son niveau intellectuel, son intérêt pour les thèmes politiques, historiques et culturels. D’où l’apparition de Mao lesbien (pastiche d’une toile de l’école de Fontainebleau), Georges Marchais et les Rolling Stones, Chirac dans une poire et d’autres images apparentées à l'univers pop des années 1960 et 1970 qui ont beaucoup contribué à la popularité du magazine.


Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars
Ecole de Fontainebleau (1592)
Musée du Louvre, Paris.
Cyril Arnstam, Mao lesbien














Pour Cyril Arnstam, c’est le talent et l’amour du métier qui sont à l’origine de cette approche artistique permettant de séparer l’érotique de la pornographie et la valeur commerciale de la vénalité. Il garde cette idée – finalement très russe – d’une beauté qui peut surgir n’importe où et à tout moment, se révélant à travers les pages d’un magazine de charme, d’un passage de Lolita, d’une ancienne gravure ou d’une illustration du roman de Tolstoï. 

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