vendredi 20 mai 2016

Le privilège de l’ancienneté


 

Il n’y a pas si longtemps, on déplorait encore l’absence de manifestes au féminin. Ainsi, l’apparition de la lettre ouverte contre le harcèlement sexuel signée par 17 anciennes ministres de gauche et de droite est sans doute une bonne nouvelle, malgré les circonstances un peu particulières auxquelles elle doit son apparition.

En publiant leur appel dans le Journal du dimanche quelques jours après les accusations de harcèlement sexuel visant le député écologiste Denis Baupin, ces anciennes membres de gouvernement, parmi lesquelles Roselyne Bachelot, Cécile Duflot, Aurélie Filippetti, Nathalie Kosciusko-Morizet ou encore Christine Lagarde, annoncent la fin de l’impunité  et s’engagent à dénoncer désormais «systématiquement toutes les remarques sexistes, les gestes déplacés, les comportements inappropriés».

Rédigé sur le vif et lié à l’actualité, ce document s’inscrit dans la lignée des manifestes politiques défendant des causes très variées et dont la renaissance a été accéléré par l’incontournable « Indignez-vous ! » de Stéphane Hessel. C’est aussi un programme social qui a le mérite de surmonter les clivages politiques. Ecrit à la première personne, il garde, comme tout manifeste, un lien étymologique avec l’apparition, ou la révélation, à l’opposé de ce qui est caché, mais aussi un rapport avec l’agitation et les manifestations publiques.
 
Le nombre (certes très limité) de signataires n’est pas anodin : il exprime un taux de dissidence tout en faisant allusion à d’autres écrits collectifs dont le manifeste de 343 rédigé en 1971 par Simone de Beauvoir pour défendre l’avortement.

 Notons que la phrase « nous ne nous tairons plus », dénonçant l’omerta et la loi du silence qui se sert de tous les subterfuges (y compris la présomption d’innocence), est particulièrement révélatrice. D’une part, elle renvoie à d’autres classiques du genre, tels que le manifeste abolitionniste de Léon Tolstoï intitulé « Je ne peux plus me taire » (1908). D’autre part, l’emploi du futur traduit l’incitation au changement, qui est directement liée à l’appel à l’action propre au manifeste et qui va de pair avec les propositions très concrètes : l'«allongement des délais de prescription en matière d'agression sexuelle, la possibilité pour les associations compétentes de porter plainte en lieu et place des victimes, la fin de la correctionnalisation des viols», ou bien encore l' «instruction donnée aux parquets de poursuivre systématiquement en cas de harcèlement».

 Dans ce contexte, le mot « anciennes » semble d’autant plus déplacé mais aussi très significatif…  même s’il serait difficile de reprocher aux ministres actuelles leur refus de figurer parmi les signataires. En même temps, ce mot est important comme la seule marque du féminin – autrement, on aurait pu soupçonner leurs collègues masculins, aussi anciens soient-ils, d’une certaine solidarité probablement très mal vue par leurs congénères. Fort heureusement, il n’y a aucune ambigüité : il s’agit uniquement des femmes qui n’ont plus rien à perdre. Deux conditions suffisantes et réunies assez souvent pour espérer toute une série de nouveaux manifestes au féminin.

http://concoursdemanifeste.blogspot.fr

dimanche 24 avril 2016

5 raisons de voir "Merci patron !"


 

 

1. Parce que ce film ne ressemble à aucun autre


 

A l’heure où, selon le dernier classement du cabinet Universum, le groupe LVMH fait toujours autant rêver les étudiants, François Ruffin signe un documentaire cinglant qui vise autant Bernard Arnault en personne que les grands patrons en général. Le film raconte le combat du couple Klur qui au début semble perdu d'avance. Tous les deux étaient employés dans l'usine Ecce à Poix-du-Nord, une filiale du groupe LVMH jadis chargée de la confection des costumes Kenzo avant que l'usine ne soit délocalisée en Pologne en 2007.

 

Comme l‘a remarqué François Morel, « Merci patron ! pourrait concourir aux Césars dans la catégorie « Meilleur film » [...] et même meilleur film étranger tant ce film en effet est tellement étranger au reste de la production cinématographique habituelle ». Ce qui n’a pas empêché d’autres critiques de le comparer aux films d’Ernst Lubitsch, Frank Capra, Bruno Dumont et bien sûr Michael Moore. Néanmoins, il reste un ovni d’un tout nouveau genre, à la fois une enquête et un combat social réparant les injustices en direct : un vrai film d’action directe, selon une définition de l’économiste Frédéric Lordon.

 

2. Pour se faire une opinion sur un film autant encensé que boudé

 

Réalisé notamment grâce au financement participatif, le documentaire satirique de François Ruffin est en train de devenir un véritable succès populaire, avec 300 000 entrées dépassées. Cet intérêt a été alimenté par le buzz négatif autour de ce ciné-pamphlet, avec des interviews annulées ou écourtées, des pressions exercées sur les journalistes, de vives critiques sur Canal+, et enfin la mise à pied d’un prestataire de Renault faisant la publicité du film. D’autre part, de nombreuses personnalités ont soutenu ce « chef d’œuvre de la comédie  documentaire » (Jacques Mandelbaum), un film « tonique, vengeur, grinçant » (Sorj Chalandon), un thriller social revendiquant le suspense, l’espionnage, l’émotion et bien sûr la rigolade.

 

3. Parce que c’est drôle et jouissif


Comédie humaine ou farce authentique, ce documentaire sur la lutte des classes fait exploser la salle de rire par son insolence carnavalesque. Qu’on soit de droite ou de gauche, pas de qualité humaine particulière n’est requise pour s’identifier aux faibles et se réjouir des failles des tout-puissants révélées par un redresseur de torts. C’est ainsi que le Robin des Bois de Fakir avait su créer un défouloir social ayant convaincu même  l’homme-grenouille, l’auteur de la critique négative la plus utile sur AlloCiné :  "Son seul intérêt est la jouissance que l’on peut tirer à voir un groupe comme LVMH se faire ridiculiser à ce point..."

4. Parce que c’est aussi une réflexion sur le journalisme indépendant


Désigné par ses confrères comme « alterjounarliste », François Ruffin est aussi fondateur et rédacteur en chef de Fakir, journal satirique indépendant et alternatif engagé à gauche. Par son slogan « Journal fâché avec tout le monde. Ou presque » : Fakir met en avant sa liberté totale d'expression. En plus de l'indépendance politique, c'est l'indépendance économique qui permet sa liberté de ton à ce journal presque entièrement rédigé par des bénévoles et financé par les abonnements. Se situant comme un média de reportages et d'enquêtes sociales, il ne se contente pas de publications et organise aussi des actions militantes, comme les interventions dans les Assemblées Générales des grands groupes.

En tant que média alternatif, Fakir s’oppose clairement à la presse traditionnelle. Dans son premier livre, Les petits soldats du journalisme, François Ruffin dénonçait déjà  le système de formatage que constituaient les écoles de journalisme, en accusant sa propre école, le CDJ. D’après lui, ces établissements cultivent la complaisance avec le pouvoir et ne donnent aucune place à l’engagement politique et à l’impertinence. Mais il ne ferme pas les yeux sur le risque de l'entre soi qu’encourt tout mouvement anti-système. D’où l’un des leitmotivs du mouvement Nuit Debout dont François Ruffin est l’un des organisateurs principaux: « Faut-il prendre le pouvoir pour changer le monde ? »

 

5. Pour essayer de comprendre les origines de la sémantique négative du mot « patron » dans la langue française


Déjà en 1971 Les Charlots rendaient hommage au patronat en proposant d’échanger les rôles. Le danger qui d’après certains critiques guetteraient aussi François Ruffin : « Vous verrez, il finira patron… »

lundi 28 mars 2016

Un hommage aux femmes engagées


 
 
Comme Moira Sauvage le montre dans son livre « Guerrières ! », il a toujours existé des femmes essayant de défendre leurs droits ou lutter pour une cause. Mais les guerrières n’ont pu échapper aux normes que grâce à la tolérance de société qui avaient besoin d’elles. Sauf quelques exceptions elles ont ensuite été oubliées par les auteurs de la « grande Histoire » consacrée aux rois et aux conquérants. Quant aux émeutières, aux révolutionnaires, aux militantes des droits des femmes, elles ont souvent été reléguées dans un oubli volontaire. « En s’opposant à l’ordre établi, en luttant pour changer la société, elles ne correspondaient pas à l’image que l’on voulait garder du sexe dit „faible” ».[1]

L’exposition « Grandes résistantes contemporaines » répare cette injustice. Réalisée par l’association « Femmes ici et ailleurs » en collaboration avec plusieurs photographes, elle est présentée à l’Hôtel de Ville de Paris jusqu’au 9 avril 2016. L’exposition montre le parcours d’une trentaine de femmes emblématiques pour qui lutter est devenu un mode de vie. Dotées d’une énergie et d’un courage hors du commun, ces avocates, enseignantes, philosophes, religieuses, ethnologues et femmes politiques s’engagent avec détermination pour les causes diverses : la justice sociale, la démocratie, l’égalité des sexes, la dénonciation du pouvoir totalitaire et dictatorial, le développement durable ou la paix dans le monde. Elles s’élèvent contre le mariage arrangé, la mort par lapidation et alertent l’opinion publique sur la faim, la misère, les épidémies. Bien souvent, il s’agit de plusieurs causes à l’origine d’un engagement tout au long d’une vie, en dépit des entraves et des persécutions, des insultes et des intimidations, des menaces ou des tortures. Ainsi, il est important de se rappeler que Germaine Tillion n’était pas seulement une grande résistante, mais a également publié en 1966 « Le harem et les cousins », ouvrage sur les fondements de la culture méditerranéenne et les mécanismes injustes et violents des systèmes familiaux et claniques envers les femmes. Quant à la Libérienne Leymah Gbowee, prix Nobel de la paix 2011, cette Lysistrata des temps modernes était à l’origine de la « grève de sexe » dans son pays pour protester contre la guerre civile. Une grève similaire organisée par un groupe de 90 femmes a eu lieu au Soudan en octobre 2014. Comme l’héroïne mythique d’Aristophane, ces femmes assez folles pour refaire le monde[2] ont tenté d'inverser les rôles dans la société qui proclame que la guerre est l'affaire des hommes et la maison, celle des femmes. Malgré la diversité de leurs combats et de leurs parcours, ces résistantes ont en commun le leitmotiv des Mères de la Place de Mai, à l’origine des nouveaux modes de la contestation populaire dans l’Argentine des années 70 et 80 : « La seule lutte perdue est celle que l’on abandonne ».




[1] Moïra Sauvage, Guerrières ! A la rencontre du sexe fort, Actes Sud, 2012,  p. 19.
[2] Cf. Madeleine Van Oyen. ARISTOPHANE conservateur, féministe et utopiste.R de réel. [En ligne]. 1er mars 2007 [consulté le 19 janvier 2015]. Disponible sur: http://rdereel.free.fr/volAQ2.html

lundi 29 février 2016

« La Bougie du sapeur », une curiosité bissextile


 

Il "est sans reproche", comme l'indique sa devise, et il sort sans faute tous les quatre ans. Depuis samedi, le dernier numéro de La Bougie du sapeur est disponible en kiosque. Ce périodique humoristique français, qui doit ses origines au gag d’une bande de copains, paraît tous les 29 février, soit uniquement les années bissextiles. 10 numéros d'une vingtaine de pages sont déjà parus depuis sa fondation en 1980. Le nom du journal rend hommage au sapeur Camember, un personnage de bande-dessinée, créé par le dessinateur Christophe né un 29 février.

 
C'est Jean d'Indy, membre de l'équipe depuis 1992, qui organise aujourd'hui la publication et la rédaction de ce journal satirique, en recontactant ses sept journalistes bénévoles six mois avant chaque 29 février. Ensemble, ils trient les informations insolites des quatre années écoulées depuis le numéro précédent et décident du contenu de la prochaine édition. Du point de vue économique, c’est la rareté qui fait le succès de son périodique diffusé à 200 000 exemplaires. Pour rajeunir son lectorat vieillissant, le périodique s’est doté d’une page Facebook, mais pas d’un site internet.

Le journal n’a pas de ligne politique et la publicité y est proscrite. Ses catégories correspondent à peu près à celles d'un journal comme Le Figaro: on trouve les pages «Vie politique», «Notre Vie», «Vie économique», «Vie internationale», «Sciences et culture», «Société», «Spectacles», «Hippisme», «Loisirs» et la catégorie «Dernière minute». Le numéro de 2016 propose 24 pages d’articles loufoques, avec pêle-mêle un dossier satirique sur la COP21, une interview de l’humoriste Alex Lutz ou bien une critique de la monnaie virtuelle Bitcoin.

Depuis 2008, le journal reverse ses bénéfices à une maison d'accueil dédiée aux enfants autistes, la Maison des Oiseaux, dans l'Indre, fondée par l'association A tire d'aile.

Les dérives de l’excessivisme, ou le secret du peintre Boronali


L’exposition Carambolages ouverte au Grand Palais à partir du 2 mars, présentera 185 œuvres d’art, issues d’époques, de styles et de pays différents et réunies dans le cadre d’un parcours conçu comme un jeu de dominos. Parmi elles, les visiteurs pourront admirer la célèbre toile Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ayant provoqué un scandale en 1910, lorsque le secret de sa création fut révélé au grand public.
 
 

Peinte sur sa moitié haute de couleurs vives orange, jaune et rouge, sur sa moitié basse d'un bleu évoquant la mer, cette huile sur toile fut présentée à Paris au Salon des Indépendants, le refuge des artistes novateurs affranchis de l’autorité des jurys académiques. Le tableau était bordé d'un cadre doré et signé en bas à droite des lettres orange « J R BORONALI ». Le catalogue de l’exposition précisait qu’il s’agissait d’un jeune peintre italien, Joachim-Raphaël Boronali, né à Gênes, théoricien d’un nouveau mouvement artistique baptisé « excessivisme ».

Dès l’ouverture du Salon, Boronali faisait connaître aux journaux son Manifeste de l’excessivisme où il justifiait ainsi son nouveau mouvement pictural : « Holà ! grands peintres excessifs, mes frères, holà, pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’Excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. (…) Vive l’Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras fumants ! »

Quelques jours plus tard, le jeune écrivain Roland Dorgelès révéla aux journalistes, constat d’huissier et photographies à l’appui, que le tableau Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique était un canular et que son auteur était en réalité un âne. Il s’agirait de Lolo, l’âne du père Frédé, le patron du Lapin Agile, le célèbre cabaret de la butte Montmartre. Boronali serait est en fait l’anagramme d’Aliboron, l’âne des Fables de Jean de la Fontaine. En présence d’un huissier de justice, Dorgelès et ses complices avaient attaché à la queue de Lolo un pinceau chargé de peinture. Chaque fois que le père Frédé donnait à son âne une carotte ou une feuille de tabac, l’animal remuait la queue en signe de contentement, appliquant ainsi de la peinture sur la toile.

Dans le journal satirique Fantasio, Dorgelès explique qu’il voulait tourner en dérision les peintres impressionnistes (le titre du tableau est une allusion à la célèbre toile de Monet Impression, soleil levant)  et « montrer aux niais, aux incapables et aux vaniteux […] du Salon des indépendants que l'œuvre d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs œuvres. » L’évènement, repris par l’ensemble de la presse nationale, eut un succès retentissant et attira une foule de curieux.

Très vite l’histoire de l’âne qui peint avec sa queue jouit d’une renommée mondiale. En 1912 Michel Larionov et Natalia Gontcharova intitulent leur exposition à L’Ecole des Beaux-arts à Moscou La Queue d’âne.  Plus récemment, en 1962, Nikita Khrouchtchev a évoqué la queue d’âne pour exiger l’interdiction de l’art de l’avant-garde à l’Union Soviétique.

 
L’âne Lolo n’a pas profité de sa nouvelle gloire. Retombé dans l’anonymat, il a été retrouvé mort noyé dans un étang. Quant à Roland Dorgelès, il est décédé en 1973 à l’âge de 87 ans, en tant que président de l’Académie Goncourt et créateur du prix littéraire portant son nom. Et si l’attaque antimoderniste avait clairement raté son cible, leur œuvre commune, devenue une référence artistique incontournable, continue aujourd’hui d’amuser les regards et d’échauffer les esprits.

dimanche 21 février 2016

Daniel Joss scrute les rouages de l’entreprise


 
Comment devient-on expert en entreprise(s) ? Daniel Joss a changé d’employeur 18 fois et a gagné 17 procès aux prud’hommes. On aurait aimé connaître en détail le parcours de cet élément perturbateur. On n’en saura rien - peut-être que le moment n’est pas encore venu. Mais en attendant, Daniel Joss a trouvé un autre moyen de partager ses expériences, moins personnel mais tout aussi instructif, caustique et hilarant : c’est le Dictionnaire délirant et cynique de l’entreprise paru aux éditions Studyrama.

 

Examinons d’abord le titre, en commençant par l’entreprise, cette « tyrannie participative » riche de ses antinomies : mère et marâtre, pourvoyeuse et fossoyeuse, elle vous suit à la trace (cf. Flicage) de l’ « embouche » (cf. Entretien d’embouche) jusqu’à l’obtention de la licence du Pôle emploi (cf. Licencié). Certes, un audit aussi inquisiteur de cette entité économique, où le faire-savoir compte plus que le savoir-faire, donne des résultats peu réjouissants. Comme Darwin en son temps, l’auteur étudie les mécanismes de survie des spécimens les plus adaptables. Mais son regard n’est pas vraiment cynique, plutôt désabusé et aiguisé par la détection de l’absurde sous toutes ses formes, y compris la langue de bois. Ainsi, intérêt général  est selon lui une « expression utilisée pour expliquer qu’une activité est déficitaire ou intéresse peu de monde mais qu’elle est indispensable ». Dans la même optique,  fausse bonne idée est une expression polie pour éviter de dire « idée de merde ».

 

Plutôt que décrypter les codes de l’entreprise, Daniel Joss les craque avec la brutalité d’un hacker. Tout le monde en prend pour son grade : les patrons et les salariés, les actionnaires et les syndicats, les consultants et les commerciaux, les blagueurs et les grognons. Loin de tout parti pris politique, l’auteur ne cache pas sa méfiance envers ceux qui ne font qu’embrouiller la situation par les projets de réformes inefficaces et contradictoires. Car telle est sa définition du politique : « Personne qui fourmille d’idées concernant la relance de la croissance économique et la manière dont les entreprises devraient gérer leurs affaires, mais qui n’a jamais travaillé en-dehors de l’administration ».

 

Quant au côté délirant de ce dictionnaire, il se manifeste surtout dans les prouesses langagières qui ne sont pas sans rappeler les expériences surréalistes. Daniel Joss n’hésite pas à disséquer, à décomposer, à mettre en collision les termes usés pour se les réapproprier de façon ludique en faisant ressortir les analogies et les parentés insoupçonnées.  Le dictionnaire est truffé de néologismes, de jeux de mots, de fausses étymologies dont certaines très poétiques : ainsi, les amateurs des métaphores ne manqueront pas de remarquer la présence du rève dans la grève et du truc dans la structure.

 

Depuis 2012, le livre n’a rien perdu de son actualité. En effet, à part le nom du Président et le nombre des chômeurs, rien n’a vraiment changé, et le contexte de la crise économique transformant l’ascenseur social en toboggan social est tout aussi présent.

 

Aujourd’hui encore ce dictionnaire reste un bon moyen de secouer un peu les collègues résignés et plongés dans la routine abrutissante. Ce n’est pas par hasard qu’il contient une page vierge où le lecteur est appelé à noter ses propres définitions délirantes et cyniques. Une occasion de surmonter, ne serait-ce qu’un instant, la crainte éternelle du cadre, à savoir celle « d’en sortir » (cf. Cadre).

dimanche 31 janvier 2016

5 raisons de lire « Le rêve brisé des working girls »


 
 
1. Parce que c’est du vécu

Diplômée de Sciences Po et de HEC, Claire Léost s’intéresse aux destins réels de quelques femmes qui semblent réunir toutes les qualités pour réussir. A travers les histoires bien ficelées retraçant le parcours de dix amies sorties de HEC, elle dresse un bilan amer des années vécues. Malheureusement, il n’a rien d’exceptionnel malgré l’égalitarisme et la méritocratie affichés par les grandes écoles françaises. Aujourd’hui encore les filles fraîchement diplômées sont 15% moins bien payées que les garçons et deux fois plus souvent qu’eux recrutées en CDD. L’auteure essaie de comprendre à qui incombe la responsabilité de cette situation, sans douté partagée entre les entreprises, les écoles, les hommes et les femmes elles-mêmes qui se mettent en position d’échec plus ou moins consciemment. Claire Léost croit néanmoins qu’il existe des moyens d’échapper à des nombreux obstacles invisibles qui se dressent sur leur route professionnelle.

 
 

2. Parce qu’on se reconnait dans ses héroïnes (même sans avoir fait HEC)

En tout cas, je me suis retrouvée un peu dans chacune de ces 10 bonnes élèves enthousiastes et ambitieuses : Marie devenue mère au foyer malgré elle, Garance qui hésite entre le camp des poètes et celui des marchands pour finalement décrocher un job intéressant mais ingrat et mal payé, Ariane s’investissant à fond dans l’aventure Internet, Chloé qui refuse de partager les moments d’intimité avec ses collègues, Mona qui travaille chez elle, tout en refusant d’être assimilée à une femme au foyer.

 

Le parcours de chacune est différent - et pourtant les freins à la réussite sont souvent les mêmes, tout comme ce « rêve brisé » qui les unit.

 


3. Parce qu’il détecte un bon nombre de pièges qui nous guettent

A travers ces exemples percutants, Claire Léost montre à quel point il est important d’éviter les pièges que l’entreprise, la famille et la société nous tendent. Allant à l’encontre des idées reçues, l’auteure découvre la face cachée de certains phénomènes répandus dans le monde de travail. Parmi de nombreux sujets abordés et donnant matière à des observations aussi perspicaces qu’inattendues :

- les réseaux de femmes

- les « Mompreneuses »

- les start-up misogynes

- le travail chez soi

- la réussite professionnelle des femmes sans enfants

- les soi-disant « nouveaux pères »

- les femmes à talons hauts…

-… et même les hommes qui ont les photos de leurs enfants sur leur bureau

 

4. Parce qu’il donne des conseils pratiques

Malgré sa lucidité implacable, Le rêve brisé des working girls est un livre constructif (et instructif). Chaque chapitre est conclu par La morale de cette histoire souvent drôle et toujours incisive qui esquisse des pistes intéressantes pour « déjouer les statistiques » et rester « la femme de votre vie ».

 

Voici par exemple un conseil à retenir pour le prochain entretien annuel avec votre employeur : « L’augmentation, chez les filles, c’est comme le bonheur chez Kant. Il faut faire son devoir, sans rien demander, sans espoir, et l’augmentation viendra (peut-être) par surcroît. Alors oubliez Kant, demandez, vous serez surprise de l’effet que cela produit ».

 
 

5. Parce que c’est bien écrit

Les lecteurs et les lectrices lassés des effets marketing des ouvrages comme La femme parfaite est une connasse ! apprécieront la précision, la fluidité et l’élégance d’un style concis et épuré. Associé à un rythme soutenu, il contribue beaucoup au succès de ce livre passionnant et efficace qui se lit d’un trait.