dimanche 21 février 2016

Daniel Joss scrute les rouages de l’entreprise


 
Comment devient-on expert en entreprise(s) ? Daniel Joss a changé d’employeur 18 fois et a gagné 17 procès aux prud’hommes. On aurait aimé connaître en détail le parcours de cet élément perturbateur. On n’en saura rien - peut-être que le moment n’est pas encore venu. Mais en attendant, Daniel Joss a trouvé un autre moyen de partager ses expériences, moins personnel mais tout aussi instructif, caustique et hilarant : c’est le Dictionnaire délirant et cynique de l’entreprise paru aux éditions Studyrama.

 

Examinons d’abord le titre, en commençant par l’entreprise, cette « tyrannie participative » riche de ses antinomies : mère et marâtre, pourvoyeuse et fossoyeuse, elle vous suit à la trace (cf. Flicage) de l’ « embouche » (cf. Entretien d’embouche) jusqu’à l’obtention de la licence du Pôle emploi (cf. Licencié). Certes, un audit aussi inquisiteur de cette entité économique, où le faire-savoir compte plus que le savoir-faire, donne des résultats peu réjouissants. Comme Darwin en son temps, l’auteur étudie les mécanismes de survie des spécimens les plus adaptables. Mais son regard n’est pas vraiment cynique, plutôt désabusé et aiguisé par la détection de l’absurde sous toutes ses formes, y compris la langue de bois. Ainsi, intérêt général  est selon lui une « expression utilisée pour expliquer qu’une activité est déficitaire ou intéresse peu de monde mais qu’elle est indispensable ». Dans la même optique,  fausse bonne idée est une expression polie pour éviter de dire « idée de merde ».

 

Plutôt que décrypter les codes de l’entreprise, Daniel Joss les craque avec la brutalité d’un hacker. Tout le monde en prend pour son grade : les patrons et les salariés, les actionnaires et les syndicats, les consultants et les commerciaux, les blagueurs et les grognons. Loin de tout parti pris politique, l’auteur ne cache pas sa méfiance envers ceux qui ne font qu’embrouiller la situation par les projets de réformes inefficaces et contradictoires. Car telle est sa définition du politique : « Personne qui fourmille d’idées concernant la relance de la croissance économique et la manière dont les entreprises devraient gérer leurs affaires, mais qui n’a jamais travaillé en-dehors de l’administration ».

 

Quant au côté délirant de ce dictionnaire, il se manifeste surtout dans les prouesses langagières qui ne sont pas sans rappeler les expériences surréalistes. Daniel Joss n’hésite pas à disséquer, à décomposer, à mettre en collision les termes usés pour se les réapproprier de façon ludique en faisant ressortir les analogies et les parentés insoupçonnées.  Le dictionnaire est truffé de néologismes, de jeux de mots, de fausses étymologies dont certaines très poétiques : ainsi, les amateurs des métaphores ne manqueront pas de remarquer la présence du rève dans la grève et du truc dans la structure.

 

Depuis 2012, le livre n’a rien perdu de son actualité. En effet, à part le nom du Président et le nombre des chômeurs, rien n’a vraiment changé, et le contexte de la crise économique transformant l’ascenseur social en toboggan social est tout aussi présent.

 

Aujourd’hui encore ce dictionnaire reste un bon moyen de secouer un peu les collègues résignés et plongés dans la routine abrutissante. Ce n’est pas par hasard qu’il contient une page vierge où le lecteur est appelé à noter ses propres définitions délirantes et cyniques. Une occasion de surmonter, ne serait-ce qu’un instant, la crainte éternelle du cadre, à savoir celle « d’en sortir » (cf. Cadre).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire