lundi 29 février 2016

Les dérives de l’excessivisme, ou le secret du peintre Boronali


L’exposition Carambolages ouverte au Grand Palais à partir du 2 mars, présentera 185 œuvres d’art, issues d’époques, de styles et de pays différents et réunies dans le cadre d’un parcours conçu comme un jeu de dominos. Parmi elles, les visiteurs pourront admirer la célèbre toile Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ayant provoqué un scandale en 1910, lorsque le secret de sa création fut révélé au grand public.
 
 

Peinte sur sa moitié haute de couleurs vives orange, jaune et rouge, sur sa moitié basse d'un bleu évoquant la mer, cette huile sur toile fut présentée à Paris au Salon des Indépendants, le refuge des artistes novateurs affranchis de l’autorité des jurys académiques. Le tableau était bordé d'un cadre doré et signé en bas à droite des lettres orange « J R BORONALI ». Le catalogue de l’exposition précisait qu’il s’agissait d’un jeune peintre italien, Joachim-Raphaël Boronali, né à Gênes, théoricien d’un nouveau mouvement artistique baptisé « excessivisme ».

Dès l’ouverture du Salon, Boronali faisait connaître aux journaux son Manifeste de l’excessivisme où il justifiait ainsi son nouveau mouvement pictural : « Holà ! grands peintres excessifs, mes frères, holà, pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’Excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. (…) Vive l’Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras fumants ! »

Quelques jours plus tard, le jeune écrivain Roland Dorgelès révéla aux journalistes, constat d’huissier et photographies à l’appui, que le tableau Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique était un canular et que son auteur était en réalité un âne. Il s’agirait de Lolo, l’âne du père Frédé, le patron du Lapin Agile, le célèbre cabaret de la butte Montmartre. Boronali serait est en fait l’anagramme d’Aliboron, l’âne des Fables de Jean de la Fontaine. En présence d’un huissier de justice, Dorgelès et ses complices avaient attaché à la queue de Lolo un pinceau chargé de peinture. Chaque fois que le père Frédé donnait à son âne une carotte ou une feuille de tabac, l’animal remuait la queue en signe de contentement, appliquant ainsi de la peinture sur la toile.

Dans le journal satirique Fantasio, Dorgelès explique qu’il voulait tourner en dérision les peintres impressionnistes (le titre du tableau est une allusion à la célèbre toile de Monet Impression, soleil levant)  et « montrer aux niais, aux incapables et aux vaniteux […] du Salon des indépendants que l'œuvre d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs œuvres. » L’évènement, repris par l’ensemble de la presse nationale, eut un succès retentissant et attira une foule de curieux.

Très vite l’histoire de l’âne qui peint avec sa queue jouit d’une renommée mondiale. En 1912 Michel Larionov et Natalia Gontcharova intitulent leur exposition à L’Ecole des Beaux-arts à Moscou La Queue d’âne.  Plus récemment, en 1962, Nikita Khrouchtchev a évoqué la queue d’âne pour exiger l’interdiction de l’art de l’avant-garde à l’Union Soviétique.

 
L’âne Lolo n’a pas profité de sa nouvelle gloire. Retombé dans l’anonymat, il a été retrouvé mort noyé dans un étang. Quant à Roland Dorgelès, il est décédé en 1973 à l’âge de 87 ans, en tant que président de l’Académie Goncourt et créateur du prix littéraire portant son nom. Et si l’attaque antimoderniste avait clairement raté son cible, leur œuvre commune, devenue une référence artistique incontournable, continue aujourd’hui d’amuser les regards et d’échauffer les esprits.

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