mardi 24 février 2015

Petite histoire de la vulgarité

Charlie Hebdo, 2012



Dans des discussions de ces dernières semaines portant sur l’esprit du Charlie Hebdo, ce mot est devenu incontournable. La vulgarité, et parfois même « la vulgarité jusque dans la tombe », dominait les conversations presque autant que pendant la tournée promotionnelle de Valérie Trierweiler. Un drôle de terme qui évoque les lèvres pincées des grand-mères dépassées par le sens de l’expérimentation dont font preuve leur petites-filles.

Ne pas être vulgaire : un concept pédagogique


A l’époque où je fréquentais un lycée soviétique, on nous expliquait la vulgarité à l’aide des exemples tirés de la littérature du XIXe siècle. Réservée aux femmes, elle était perçue comme un manque criant de goût et de bonnes manières, la trivialité plus que la grossièreté. Et même lorsqu’elle s’aventurait à l’assaut de la haute société, repérer l’intruse dans ce monde de distinction était un jeu d’enfant. Ainsi, en lisant Eugène Onéguine de Pouchkine, j’ai appris que Tatiana n’avait rien de vulgar (en anglais dans le texte) pour la simple raison qu’elle était  le summum du comme il faut (en français dans le texte). Tout le contraire de Natacha dans Les trois sœurs de Tchekhov dont le caractère et les habitudes plébéiens s'opposent à la sensibilité et l'éducation aristocratique des Prozorov.   Inconscients du rôle majeur incombant au prolétariat dans le futur radieux, nos auteurs du XIXe se montraient implacables envers les parvenues petite-bourgeoises et les arrivistes séductrices. Car c’étaient toujours de petits détails qui trahissaient leur appartenance au vulgus, c’est-à-dire, le "bas peuple", le « commun », la « masse ».  Il n’y avait que deux catégories de femmes à qui nos maîtres à penser accordaient  le droit d’être vulgaires : la révolutionnaire et la prostituée au grand cœur, cette arrière-grand-mère de la Pretty Woman avec ses cuissardes.  Dans les deux cas, c’est leur altruisme qui leur servait d’excuse. La situation s’est radicalement inversée avec la Perestroïka, lorsque la vulgarité est devenue pardonnable à condition d’aller de pair avec la richesse : une alliance très prolifique qui a atteint son apogée dans le style bling-bling des années 2000.

Etre vulgaire : un concept marketing


La démocratisation de la culture a fait son effet et la consécration d’un artiste est aujourd’hui impensable sans l’approbation du grand public. La vulgarité n’est plus une tare lorsqu'elle peut contribuer à une reconnaissance populaire. La grossièreté, les tenues ou les propos choquants les incursions voyeuristes  dans le domaine de l'intime sont même devenus un argument marketing au service de certaines pop-stars défiant la censure sociale. Eh oui, ça peut paraître étonnant mais tout un tas de gens misent sur ces vêtements qu’on n’achètera pas et ces mots qu’on ne prononcera jamais (pourquoi, au fait ?) Et si auparavant la vulgarité était synonyme d’ordinaire, courant, conventionnel, répandu, pratiqué par le plus grand nombre, de nos jours elle devient quelquefois une marque de l’originalité.


D’après le site madmoizelle.com on souligne alors plusieurs éléments, contre toute attente plutôt positifs dans l’opinion des fans :

« - Cette femme est provocante, donc elle mérite de faire la une. Peut-être même pourrait-on dire qu’elle est courageuse. Elle s’assume.

- Elle est en avance sur son temps. Ceux qui ne l’aiment pas sont des réactionnaires.

- Cette femme est proche des gens. Elle n’est pas snob ».


Julia Roberts dans Pretty Woman


La libération des mœurs contribue également à cette association entre la vulgarité et la démesure dans l’esprit d’un too much audacieux. D’où les injonctions contradictoires des magazines féminins incitant à être « sexy sans être vulgaire » à l’aide des conseils contradictoires et maladroits : mettre des talons ou un décolleté, mais pas les deux à fois, du rouge à lèvres ou du fard à paupières, mais jamais les deux, et jamais trop… Heureusement, que la vulgarité assumée se décline aussi au second degré, comme le montre La Gazette du Mauvais Goût crée par la journaliste Dora Moutot.

Il s’agit d’un « média de repérage de tendances spécialisé dans tout ce qui n’est pas (encore) considéré de bon goût par l’opinion publique dans le domaine de l’art, de la culture, de la mode et du design ».

Pour Dora Moutot citant l’exemple de Lady Gaga ou de Jeremy Scott, le mauvais goût est une forme d’expression de l’avant-garde. Contrairement au bon goût, il « n’est dicté par personne mais, sans le vouloir, est un véritable laboratoire de tendances. Le mauvais goût […] a le potentiel requis pour devenir du bon goût à long terme et pour acquérir le statut de « branché » dans un futur proche. Les esthétiques nouvelles deviennent rarement de bon goût du premier coup, la nouveauté restant souvent marginale un certain temps avant d’opérer une phase de transition vers le politiquement ou l’esthétiquement correct ».

Peut-on en conclure que tout est permis ? Certainement, à condition de se sentir à l’aise sur le fil du rasoir. La vulgarité qui d’après Guy Bedos de ne s’improvise pas est devenue un art nécessitant beaucoup de subtilité. La finesse et la vulgarité peuvent-elles donc aller de pair ? Après tout, c’est Audrey Hepburn qui a joué le rôle d’Eliza Doolittle dans My fair lady… Peut-on être à la fois élégante et vulgaire, sublime et vulgaire, intello et vulgaire ? La mission du vulgarisateur mettant ses connaissances à la portée de tous n’est-elle pas des plus nobles ? Et enfin, à l’instar du dandysme, la vulgarité ne pourrait-elle pas devenir un jour le signe d’appartenance à une nouvelle élite ?


Et puis, j’allais oublier mais heureusement, les caricatures sont là pour nous le rappeler. La vulgarité fait rire, elle libère et décomplexe. Finalement, c’est peut-être ce rire rabelaisien qui fait sa vraie force. 

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