samedi 14 février 2015

Anna de Noailles et son "Poème de l'amour"



L’amour se résume-il de nos jours à une sélection de gadgets aux couleurs de la Saint-Valentin (la tendance actuelle étant au gris et à ses nuances) ? Cette vision consensuelle d'un amour plat, tiède, fade et domestiqué au service du marketing vole en éclats à la lecture du recueil de poèmes d’Anna de Noailles. Publié en 1924 et inspiré de sa passion inassouvie pour Maurice Chevalier, Poème de l’amour est le sixième recueil de la poétesse. Journal intime bouleversant, lettre sans concessions adressée au héros, il justifie, plus qu’aucun autre, le portrait d’Anna de Noailles dressé par Jean Cocteau : « Peu importe à cette prudente qui redoutait les contacts corporels de l’amour l’imprudence du dévergondage lyrique. Dans le domaine de la poésie, la pudeur n’existait plus pour elle ni l’exhibitionnisme. Elle ne craignait pas de dévêtir son âme, quels qu’en fussent les défauts »

Ces 175 poèmes sans titre, numérotés et inséparables, marqués par l’unité du contenu malgré une certaine variété de forme, constituent un véritable cycle poétique, le Poème de l’amour au singulier. Détail révélateur, son premier titre est Selon l’Intermezzo. À la manière d’Heinrich Heine cent ans plus tôt, Anna de Noailles jette sur le papier comme de petites notes journalières où, au rythme des saisons et de ses humeurs changeantes, elle dissèque sa passion à la lumière de l’introspection et en livre une analyse quasi clinique.
            Ce qui frappe dès la première lecture de ce journal poétique qui est en même temps une lettre adressée au héros, tantôt implorante, tantôt accusatrice, c’est son intensité lyrique et émotive. Il offre une vision de l’amour porté à un point d’incandescence maximale, empreint de fatalité, foudroyant et cruel, telle la passion des tragédies antiques : l’amour comme « incessante ivresse » (144), « tendre et secrète rage », « triste fureur » (150). Fière de ses origines grecques, la poétesse s’inspire des mythes des grandes héroïnes de « l’illustre Hellade » (21) dépérissant, comme Phèdre ou Echo, du sentiment non partagé (38, 97).  Cette « invincible flamme » (102), cette passion obsessionnelle et destructrice est une affaire de vie et de mort qui se distingue nettement du plaisir, comme le démontrent les figures shakespeariennes de Juliette et de Desdémone (10). Mais en sa présence le salut et le péril  deviennent parfois indissociables (161) : en effet, cet ouragan mortel est aussi « le seul secret qui me fait vivre » (164).
Il s’agit d’une dépendance physique et psychologique qui a tout d’une mendicité, d’un « rare et précis esclavage » (173) :

-          Être sans pain, sans vêtement,
Et dans un tendre abaissement
En recevoir de toi l’aumône… (120)

Cette folie, cette « calme, obstinée et fière déraison » (32), oscillant entre haine et tendresse, distance et possession, s’apparente à une maladie dont on ne peut que mourir ou guérir : notons que ces deux mots reviennent, tels les mots clés, tout au long du recueil.
            Apportant un oubli temporaire et rendant à l’objet de la « hantise unique » (4) sa juste place, le sommeil offre le seul répit, la seule trêve dans ce supplice accepté avec une résignation quasi masochiste. Fidèle à la tradition classique, Anna de Noailles emploie volontiers des oxymores. En remerciant pour la douleur le « consolateur cruel, doux et terrible Amour » (175), elle évoque son « doux martyre », son « affligeante béatitude » (89) et sa « cruauté charitable » qui tue par l’espérance, ainsi que le « méprisable et divin miracle du baiser » (170).
            Car la double nature de l’amour se révèle notamment dans l’opposition platonicienne entre l’élan vers l’idéal et son côté animal, presque bestial, entre le spirituel et le sensuel, qui est à l’origine d’une lutte intérieure permanente. Après tout, n’est-ce pas un subterfuge de « l’instinct dévorateur » (113) pour « autoriser le désir » (35) ? Ce qui ressemble tant à une ascension infinie n’est-il pas en réalité une spoliation de l’âme, une chute dans les affres du charnel et de l’impur ?

            Mais tandis que mes pas s’arrêtent
            Auprès de ton cœur grave et sûr,
            Des dieux offensés me regrettent
            A quelque banquet de l’azur ! (110)

Avec une vigueur particulière, cette antithèse se manifeste dans le poème 118 :

            On ne sait si l’amour ressemble à la prière,
            A la rêveuse pureté,
            Ou bien sa vigueur secrète et meurtrière
            N’a pour but que la volupté.

-          J’évoque tendrement ta sérieuse enfance,
Son brutal aguerrissement…
Mais soudain je m’attache à l’impudique chance
Des femmes dont tu fus l’amant !

Cependant, le thème de la jalousie n’est pas développé davantage dans le recueil : les rivales heureuses semblent dénuées d’existence réelle aux yeux de l’héroïne, étant incapables de manifester la même intensité des sentiments.
En même temps, avec beaucoup de lucidité et un psychologisme tout à fait moderne, la poétesse note le côté humiliant et dégradant de cette « reddition de l’âme » (150) :

Tant de honte acceptée humblement, pour qu’un corps
Ne nous prive pas de sa grâce… (37)

Pire encore, cette « ardente, servile, oppressante souffrance » (161) condamne un être disposant librement de sa vie à l’attente patiente d’une femme de marin, d’une Pénélope dévouée :
           
A présent, je ressemble à ces femmes assises
            Guettant les barques sur la mer (70).

Une seule fois ce monologue haletant, fébrile, porté par un acharnement monomaniaque, est interrompu par la voix du héros – mais là encore il s’agit d’un discours imaginaire, des mots non dits (174). Ses paroles énoncées sont quant à elles reprises dans un discours indirect : en guise de réponse à la confession lyrique de la femme « morte mille fois d’avoir bu tous les poisons » dans son silence (71), il dit simplement qu’il la croit (136).
Outre son mutisme, le héros sage et prudent, insensible et têtu, se distingue par une étrange passivité. La poétesse note son calme et sa paresse, sa « noble et simple pudeur » (150), son « être évasif, distrait, triste et tranquille » (28), enfin son « esprit net, sobre, empêché de tout élan, de tout aveu » (141). Très peu de détails portent sur l’apparence physique de ce « corps charmant », « cœur de roche »  (109): plusieurs poèmes évoquent uniquement ses belles mains, sa voix « vague et directe », son « beau sourire triste et gai »  et surtout ses « yeux de sombre azur », ces « cailloux durs et bleus », « froids et vigilants ». Mais après tout, ce contexte plus ou moins réel n’est qu’un prétexte à ce qui deviendra le Poème de l’amour, l’héroïne cherchant à fuir le héros pour mieux le retrouver en elle-même :

Selon ma soif, selon ma faim,
Et suffisant pour que je t’aime ! (150)

Car son espoir majeur et sa principale consolation résident dans la puissance du verbe permettant d’échapper à la vulnérabilité. Même aux moments les plus sombres et les plus tragiques de cette épreuve solitaire, Anna « la prodigue, l’embrasée » (Colette) est consciente du pouvoir donné par son talent. Et si sa vocation était d’offrir un « cadeau divin » (125) et la « renommée éternelle » (85) à ce « futur cadavre », cette « éphémère merveille » (172) ? En tout cas, c’est l’idée du poème 130 annonçant le triomphe de l’art sur la disparition, l’indifférence et les faiblesses du « suave ami périssable » (64) :

Reste indolent, oublieux, imparfait,
Je porte en moi le soleil qui te change… 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire