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Charlie Hebdo, 2012 |
Dans des discussions de ces
dernières semaines portant sur l’esprit du Charlie Hebdo, ce mot est devenu incontournable. La vulgarité, et parfois même « la vulgarité jusque dans la tombe », dominait les conversations presque autant que pendant la
tournée promotionnelle de Valérie Trierweiler. Un drôle de terme qui évoque
les lèvres pincées des grand-mères dépassées par le sens de l’expérimentation
dont font preuve leur petites-filles.
Ne pas être vulgaire : un concept pédagogique
A l’époque où je fréquentais un
lycée soviétique, on nous expliquait la vulgarité à l’aide des exemples tirés
de la littérature du XIXe siècle. Réservée aux femmes, elle était perçue comme
un manque criant de goût et de bonnes manières, la trivialité plus que la
grossièreté. Et même lorsqu’elle s’aventurait à l’assaut de la haute société, repérer
l’intruse dans ce monde de distinction était un jeu d’enfant. Ainsi, en lisant Eugène Onéguine de Pouchkine, j’ai
appris que Tatiana n’avait rien de vulgar
(en anglais dans le texte) pour la simple raison qu’elle était le summum du comme il faut (en français dans le texte). Tout
le contraire de Natacha dans Les trois
sœurs de Tchekhov dont le caractère et les habitudes plébéiens s'opposent à
la sensibilité et l'éducation aristocratique des Prozorov. Inconscients du rôle majeur incombant au prolétariat
dans le futur radieux, nos auteurs du XIXe se montraient implacables envers les
parvenues petite-bourgeoises et les arrivistes séductrices. Car c’étaient
toujours de petits détails qui trahissaient leur appartenance au vulgus, c’est-à-dire, le "bas
peuple", le « commun », la « masse ». Il n’y avait que deux catégories de femmes à
qui nos maîtres à penser accordaient le
droit d’être vulgaires : la révolutionnaire et la prostituée au grand
cœur, cette arrière-grand-mère de la Pretty
Woman avec ses cuissardes. Dans les
deux cas, c’est leur altruisme qui leur servait d’excuse. La situation s’est
radicalement inversée avec la Perestroïka, lorsque la vulgarité est devenue
pardonnable à condition d’aller de pair avec la richesse :
une alliance très prolifique qui a atteint son apogée dans le style bling-bling
des années 2000.
Etre vulgaire : un concept marketing
La démocratisation de la
culture a fait son effet et la consécration d’un artiste est aujourd’hui impensable sans l’approbation du grand public. La vulgarité n’est plus une tare lorsqu'elle peut contribuer à une reconnaissance populaire. La grossièreté, les tenues ou les propos choquants les incursions voyeuristes dans le domaine de l'intime sont même
devenus un argument marketing au service de certaines pop-stars défiant la
censure sociale. Eh oui, ça peut paraître étonnant mais tout un tas de gens
misent sur ces vêtements qu’on n’achètera pas et ces mots qu’on ne prononcera
jamais (pourquoi, au fait ?) Et si auparavant la vulgarité était synonyme
d’ordinaire, courant, conventionnel, répandu, pratiqué par le plus grand
nombre, de nos jours elle devient quelquefois une marque de l’originalité.
D’après le site
madmoizelle.com on souligne alors plusieurs éléments, contre toute attente
plutôt positifs dans l’opinion des fans :
« - Cette femme est
provocante, donc elle mérite de faire la une. Peut-être même pourrait-on dire
qu’elle est courageuse. Elle s’assume.
- Elle est en avance sur son
temps. Ceux qui ne l’aiment pas sont des réactionnaires.
- Cette femme est proche des
gens. Elle n’est pas snob ».
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Julia Roberts dans Pretty Woman |
La libération des mœurs contribue
également à cette association entre la vulgarité et la démesure dans l’esprit
d’un too much audacieux. D’où les
injonctions contradictoires des magazines féminins incitant à être « sexy
sans être vulgaire » à l’aide des conseils contradictoires et maladroits :
mettre des talons ou un décolleté, mais pas les deux à fois, du rouge à lèvres
ou du fard à paupières, mais jamais les deux, et jamais trop… Heureusement, que
la vulgarité assumée se décline aussi au second degré, comme le montre La Gazette du Mauvais Goût crée par la
journaliste Dora Moutot.
Il s’agit d’un « média de
repérage de tendances spécialisé dans tout ce qui n’est pas (encore) considéré
de bon goût par l’opinion publique dans le domaine de l’art, de la culture, de
la mode et du design ».
Pour Dora Moutot citant l’exemple
de Lady Gaga ou de Jeremy Scott, le mauvais goût est une forme d’expression de
l’avant-garde. Contrairement au bon goût, il « n’est dicté par personne
mais, sans le vouloir, est un véritable laboratoire de tendances. Le mauvais
goût […] a le potentiel requis pour devenir du bon goût à long terme et pour
acquérir le statut de « branché » dans un futur proche. Les
esthétiques nouvelles deviennent rarement de bon goût du premier coup, la
nouveauté restant souvent marginale un certain temps avant d’opérer une phase
de transition vers le politiquement ou l’esthétiquement correct ».
Peut-on en conclure que tout
est permis ? Certainement, à condition de se sentir à l’aise sur le fil du
rasoir. La vulgarité qui d’après Guy Bedos de ne s’improvise pas est devenue un
art nécessitant beaucoup de subtilité. La finesse et la vulgarité peuvent-elles
donc aller de pair ? Après tout, c’est Audrey Hepburn qui a joué le rôle
d’Eliza Doolittle dans My fair lady… Peut-on
être à la fois élégante et vulgaire, sublime et vulgaire, intello et vulgaire ?
La mission du vulgarisateur mettant ses connaissances à la portée de tous
n’est-elle pas des plus nobles ? Et enfin, à l’instar du dandysme, la
vulgarité ne pourrait-elle pas devenir un jour le signe d’appartenance à une
nouvelle élite ?
Et puis, j’allais oublier mais
heureusement, les caricatures sont là pour nous le rappeler. La vulgarité fait
rire, elle libère et décomplexe. Finalement, c’est peut-être ce rire rabelaisien
qui fait sa vraie force.