samedi 12 septembre 2015

Manifeste, mode d'emploi (2): Une ambition planétaire


 
 
 
Un écrit profane peut-il faire changer la face du monde ? La réponse est oui, si on pense au destin, certes exceptionnel, du Manifeste du Parti communiste. Ouvrage majeur de l’économie et de la sociologie moderne traduit en toutes les langues, lu et relu, étudié, commenté et même enregistré il y a deux ans en Mémoire du monde de l'UNESCO, il n’a pas encore livré tous les secrets de son efficacité.

 

Il s’agit d’un essai politico-philosophique commandé par la Ligue des communistes (ancienne Ligue des justes), et rédigé par Karl Marx. Écrit fin 1847 et début 1848 avec la participation de son ami Friedrich Engels et publié en février 1848, il a été diffusé à l'origine sous le titre Manifeste du Parti communiste, et il a ensuite été republié sous le titre Manifeste communiste.

 

La première raison de son succès est liée à la propagation au bon moment des idées qui ont alors toutes les chances d’être entendues. Publié en février 1848, dans un contexte très spéciale que Lénine appellera plus tard « une situation révolutionnaire », il proclame l'idée d'une révolution communiste imminente et nécessaire.

 

Le Manifeste du Parti communiste peut être vu comme un résumé, sous commande, de la pensée « marxiste » qui en se qualifiant de communiste cherche à se différencier du socialisme de l'époque.  La Ligue rompt avec la tradition des sociétés secrètes ouvrières et décide d'inscrire son action dans le cadre des luttes de masse et du chartisme. En écho à cette évolution, le texte de Marx abandonne le genre des professions de foi politiques : il se présente comme une analyse théorique en même temps que comme un programme politique.

 

L’autre raison de l’énorme succès de cet ouvrage réside dans son accessibilité, basée sur les principes de synthèse et de vulgarisation. Autant Le Capital est difficile d'accès, autant Le Manifeste, texte d'application politique, se lit aisément. Il use et abuse d’un modèle socio-économique réductionniste et manichéen marqué par la lutte des classes. Cette dernière résulte de l’antagonisme entre le prolétariat (dominé) et la bourgeoisie (dominante). La dimension utopique y joue également un rôle très important culminant dans une vision qui a tout d’un idéal  inatteignable : après la victoire du prolétariat doit s’ensuivre la dictature du prolétariat, l’égalisation des niveaux de vie, la disparition des classes sociales et enfin la fin de l’Etat et la paix perpétuelle d’une société sans classes.

 

L’internationalisme ouvrier défendu par Marx et Engels a communiqué à leur doctrine un caractère universaliste qui a également contribué au dépassement des structures nationales et à une rapide propagation de ce texte au-delà des frontières.

 

Enfin, le Manifeste communiste fait preuve d’un sens de la formule hors du commun, comme dans cette affirmation devenue célèbre : « Les prolétaires n'ont rien à perdre à part leurs chaînes. Ils ont le monde à gagner ». Certes, elle serait moins virulente sans cet appel à l’action qui vient en conclusion : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

 
 
Mais en plus d’être un programme politique d’envergure, le manifeste de Marx et Engels est aussi un texte littéraire d’une grande densité due à l’usage de figures de styles, ainsi qu’à de nombreuses références intertexuelles. Ainsi, Marc Angenot et Darko Suvin ont analysé des séquences de métaphores filées  regroupés en trois champs imaginaux : métaphores du combat (de la stratégie, de la guerre), métaphores empruntées à la littérature fantastique, métaphores du vêtement et du dévêtement.

 

Par exemple, le texte s'ouvre en développant de façon insistante l'imagerie du conte d'horreur et du roman noir : «Un spectre hante l'Europe... . » Une autre image clé est celle des «Totengräber», du prolétariat comme fossoyeur collectif, inévitablement engendré par la bourgeoisie pour l'enterrer — image de la pratique quotidienne, certes, mais aussi image littéraire, depuis la Danse de Mort médiévale et Hamlet, jusqu'au romantisme sentimental et gothique des cimetières. (p. 50-51).

 

Ces métaphores  consistent toutes en des remotivations / réinterprétations d'images usées, devenues des clichés, et sont un signal de référence, généralement ironique, à l'intertextualité : ceci dans un éventail qui va de l'allusion directe à une source de «haute littérature» (Heine, Carlyle...) à un collage subversif de clichés politico-littéraires. (p. 48). Car pour Marx, la «littérature» n'est pas un domaine à part du discours social, qu'il faut fétichiser ou tenir en respect. Au contraire, il est convaincu qu'à travers elle passent des vecteurs idéologiques révélateurs de sa conscience profonde de la pratique sociale. (p. 49).

 

D’autre part, les auteurs de l’article constatent que la haute densité expressive du préambule est liée à un procédé caractéristique de la forme lyrique plutôt que du discours narratif et démonstratif : l'emploi marqué de l'allitération et de l'assonance (p. 56).

 

L’étude de Marc Angenot et Darko Suvin confirme une nouvelle fois l’importance majeure de la fonction poétique dans le texte d’un manifeste. Car c’est elle qui lui confère cette force et cette conviction fédératrice sans laquelle il se transformerait très vite en une curiosité historique.



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