lundi 29 mai 2017

Les repoussoirs: la "dame de fer"




La locution est souvent utilisée dans les discours médiatiques, particulièrement pour décrire certaines femmes politiques, dont le style se rapproche de celui de l’ancienne Première ministre de la Grande-Bretagne de 1979 à 1990, Margaret Thatcher, surnommée « The Iron Lady » par un journaliste soviétique. C’est également le titre du film biographique de Phyllida Lloyd consacré à Margaret Thatcher, qui la présente en utilisant des traits fortement masculins, tels que force, rigueur, dureté, fermeté et ambition. Ce surnom fut également appliqué, pour des raisons similaires, à d’autres femmes politiques, telles que l’Israélienne Golda Meir, la Lituanienne Dalia Grybauskaitė, la Libérienne Ellen Johnson Sirleaf  ou l’Algérienne Nouria Benghabrit-Remaoun.  

 

Comme Catherine Lemarier-Saulnier et Mireille Lalancette le soulignent dans leur article consacré aux représentations médiatiques des politiciennes canadiennes[1], les femmes de ce type sont le plus souvent décrites sous des traits masculins ; elles sont associées aux enjeux économiques, et peu d’éléments les rattachent à la scène privée, à l’amitié et les relations. Le vocabulaire militaire, se référant à la victoire et à la force, est aussi privilégié pour les décrire.

 

Plus précisément, dans ce portrait, les politiciennes sont explicitement associées à des caractéristiques axées sur la tâche. Il est souvent question également de la dureté de ces femmes par la mise en relief de l’importance d’atteindre leurs objectifs. Ces notions attachées au vocabulaire de la lutte, aux termes comme « instinct de tueur » ou « main de fer » mettant habituellement en scène les traits considérés comme masculins, illustrent les tentatives de « dissocier » ces personnalités du sexe féminin.

 

En parallèle, ces politiciennes sont perçues comme étant peu portées sur le développement ou la préservation des liens avec autrui. Elles sont plus ou moins exclues du domaine des émotions, généralement rattaché aux femmes et à la scène privée. Cela explique peut-être pourquoi ces femmes qui correspondent le plus aux représentations des leaders masculins réussissent à s’imposer dans le milieu politique. Mais en même temps, elles sont plus contestées et divisent la société plus profondément que leurs homologues masculins ou bien les politiciennes qui incarnent des types moins controversés, tels que « les stars » ou « les bonnes mères ».

 



[1] « La Dame de fer, la Bonne Mère et les autres : une analyse du cadrage de la couverture médiatique de certaines politiciennes québécoises et canadiennes »,  Canadian Journal of Communication,  Vol. 37, N°3 (2012), p. 459-486.
 

dimanche 28 mai 2017

Les repoussoirs: le bas-bleu




Le mot a été traduit de l'anglais blue stocking et désignait au départ les habitués d'un salon littéraire présidé par une femme, Elizabeth Montagu (1720-1800). Elle réunissait chez elle, une fois par semaine, des amies qui partageaient ses goûts littéraires. Les hommes étaient admis à leurs réunions, et parmi eux, paraît-il, un certain Benjamin Stillingfleet, qui se présenta un jour en bas bleus après que son hôtesse lui eut assuré que son salon était ouvert aux gens d'esprit, et non aux élégants. Le petit club s'appela par plaisanterie « le cercle des bas bleus », sans connotation vraiment péjorative. Cependant l'habitude prise dans ces salons de s'ouvrir au mérite sans distinction d'origine sociale souleva des critiques. En France le terme connut le même sort que celui de précieuse au XVIIe siècle. Il fut adopté par les conservateurs et les réactionnaires pour stigmatiser des femmes comme Sophie Gay, George Sand, Delphine de Girardin, et en général toutes les femmes qui affichaient des prétentions littéraires ou intellectuelles. Gustave Flaubert y consacre une définition ironique dans son Dictionnaire des idées reçues : « Bas-bleu : Terme de mépris pour désigner toute femme qui s'intéresse aux choses intellectuelles. Citer Molière à l'appui : “Quand la capacité de son esprit se hausse” etc. » Dans le chapitre V des Œuvres et les hommes au XIXe siècle (1878), intitulé Les Bas-bleus, Barbey d'Aurevilly écrit : « […] les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes, — du moins de prétention, — et manqués ! Ce sont des Bas-bleus. »

En effet, parmi les reproches adressés le plus souvent aux bas-bleus sont à citer la virilité et les prétentions intellectuelles, mais aussi l’incapacité à aimer perçue comme une mutilation infligée par cette créature à sa propre âme. Sous la plume de ses détracteurs les plus acharnés, le bas-bleu se transforme en vieille fille aigrie et solitaire. C’est sous cet aspect-là que Jules Janin épingle dans son essai Le Bas-bleu (1842) une femme vouant sa vie à l’écriture :

« Regardez-la venir, tenant sous le bras son cabas domestique, ou plutôt sa hotte littéraire ; sur le visage de cette femme rien n’est resté, ni la beauté, ni la jeunesse, ni la gloire, ni le succès, ni rien de ce qui console d’être une vieille femme pauvre et seule, abandonnée à tous les caprices et à tous les vents ; non certes, l’amour n’a pas passé par là. L’amour a eu peur de ces lèvres pincées qui vomissent incessamment les rimes des deux sexes ; l’amour a reculé devant ces affreux doigts tachés d’encre ; l’amour n’a pas voulu de cette femme qui ne songe qu’à vendre à la page et au volume le peu de bon sens que contient son cerveau, le peu d’honnêtes passions que renferme son cœur. »

Une description très imagée qui se passe de commentaires…


samedi 27 mai 2017

Les repoussoirs : la mégère


 

« Ne pas aimer les femmes, chez un homme, c’est une attitude. Ne pas aimer les hommes, chez une femme, c’est une pathologie », affirme Virginie Despentes[1]. Dans le monde où le comportement agressif ou tout simplement combatif est considéré comme dysfonctionnel, la mégère tient une place à part parmi les créatures monstrueuses représentant l’échec de la féminité à craindre ou à blâmer.

L’avatar par excellence d’une femme méchante, au très mauvais caractère, le mot « mégère » nous vient de la mythologie grecque. Les Enfers antiques avaient en leur sein des divinités appelées Furies et chargées d’exécuter les sentences prononcées par les juges envers les coupables mortels. Trois d’entre elles sont connues par leur nom : Tisiphone qui veille à la porte du Tartare et fouette les criminels à leur arrivée ; Alectô, une vengeresse obstinée armée de serpents ; et Mégère, qu’on prétend la plus acharnée de toutes dans la poursuite des coupables. La mission de Mégère était notamment de semer querelles et disputes parmi les hommes, une mission traditionnelle chez les Furies appelées par Hésiode « filles de la discorde ».

Selon Isabelle Taubes, Mégère s’inscrit, au même titre que les Harpies, dans la lignée des terribles créatures féminines des mythes antiques, de la Sphinge dévorant les malheureux incapables de résoudre ses énigmes, en passant par les monstres marins Scylla et Charybde, à Hécate, déesse de l’Ombre et de la Mort, envoyant les cauchemars aux mortels[1]. La journaliste cite le psychanalyste Carl Gustav Jung, pour qui ces monstres femelles illustrent la peur inspirée aux hommes par le sexe féminin, qui se retrouve également dans les contes de fées.


Au début, le nom « mégère » était circonscrit au strict domaine mythologique. Ce n’est qu’en 1637 que le nom est rentré dans le vocabulaire commun et a pris son sens moderne. Cette année-là, une comédie de William Shakespeare, présentée en 1594 en anglais sous le titre The Taming of the Shrew, parut en français. Son titre fut traduit par La mégère apprivoisée.
 
Baptista, vieil aristocrate de Padoue, a un souci : celui de caser sa fille aînée, Catherine, au caractère insupportable qui veut toujours avoir le dernier mot. Ainsi pourra-t-il marier sa seconde fille, la douce Bianca, que convoitent déjà deux prétendants. Vient ensuite de Vérone le gentilhomme Petruchio, qui n'a qu'une idée en tête ; épouser une femme riche pour combler sa vie. Petruchio prie Baptista de lui donner la main de Catherine, qu'il emmène ensuite à Vérone. Il commence à la « dresser », avec entre autres comme méthodes la privation de nourriture, de sommeil et de beaux vêtements. Ayant obtenu sa main, Petruccio lance une compétition pour voir lequel des autres hommes récemment mariés aura l’épouse la plus obéissante, récompense en or à la clé. Catherine, devenue parfaitement sage, obéit à l'appel de son époux, et Petruchio remporte le pari haut-la-main.

La société de l’époque de Shakespeare est fondamentalement patriarcale. À tous les niveaux, la femme est assujettie à l’homme. Elle n’a pas de statut de citoyenne et ne peut acquérir de reconnaissance sociale en dehors du mariage. Toute femme soupçonnée d’actes ou même d’une attitude répréhensibles peut être « corrigée » par le biais de méthodes dégradantes et violentes. Et pourtant, paradoxalement, c’est une femme, la reine Élisabeth I, qui est à la tête de l’Angleterre. Elle est célibataire, se dit vierge et refuse de se marier et d’avoir des enfants. Ce n’est pas par hasard que dans les premières pièces historiques écrites au début des années 1590, Shakespeare joue avec les stéréotypes en développant des rôles féminins forts, autour desquels l’action gravite.

La Mégère apprivoisée prend pour sujet la figure de la femme insoumise, en rébellion contre l’autorité : elle refuse de se cantonner au rôle social que lui dicte la norme en vigueur. Son statut de femme lui commande de se taire alors qu’elle voudrait dénoncer l’injustice, celle qui la frappe, mais aussi celle qui frappe les autres. C’est également une femme blessée parce qu’elle n’a aucun prétendant, à l’inverse de sa sœur qui les multiplie.

Aujourd’hui encore de nombreuses adaptations théâtrales de cette pièce divergent dans l’interprétation des méthodes d’apprivoisement choisies par Petruchio. Son école s’est avérée efficace mais à quoi doit-il sa réussite ? La question reste ouverte de savoir si Catherine la Mégère est domptée par l’amour, dressée par la violence et les privations ou bien, comme le suppose Delphine Lemonnier-Texier, juste formée par son mari à la manipulation et au discours théâtral pour jouer le rôle de la femme soumise

Quatre cents ans plus tard, bien des choses ont changé. Mais combien de filles dans le monde entendent encore cette rengaine quotidienne : « Avec ton caractère, il te sera difficile de trouver un mari » !

 




[1] Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, 2006, p. 127.
[2] Isabelle Taubes, « D’Athéna… au djihad », Psychologies, mars 2017.
 

lundi 17 avril 2017

Le retour de Lady Macbeth


 
William Oldroyd, le réalisateur de The Young Lady (titre original Lady Macbeth), et sa scénariste, Alice Birch, se sont tous deux fait un nom au théâtre en travaillant à la Royal Shakespeare Company. Ce fait explique sans doute le choix du sujet de leur nouveau film : il s’agit d’une adaptation pour le grand écran d’un des récits les plus marquants de l’écrivain russe Nikolaï Leskov (1831-1895). Contemporain de Tolstoï, de Dostoïevski et de Tchekhov, ce romancier, essayiste et critique littéraire encore méconnu en France, soulève dans son œuvre plusieurs questions politiques, sociales et religieuses. Intitulé Lady Macbeth du district de Mtsensk (1865), le récit précis et puissant de celui qui est parfois considéré comme « le plus russe des écrivains » raconte l’histoire d’un triple meurtre commis par une femme prête à tout pour garder son amant.
 
Film d’époque à petit budget, The Young Lady transpose l’histoire d’une passion meurtrière du milieu des marchands russes dans le huis clos des demeures aristocratiques anglaises. Un retour aux sources pour ce drame aux accents Shakespeariens et aux résonances contemporaines qui élève un fait divers au rang d’une tragédie. Et malgré ce changement de décor, malgré une fin nouvelle et surprenante, il réussit à recréer une ambiance similaire, ce mélange d’ennui et d’austérité qui réveille des passions violentes et des pulsions meurtrières. Autre point commun, c’est la force primitive et la détermination de l’héroïne qui tranchent avec la fragilité du personnage masculin. En même temps, la complexité de Katherine semble dérouter de nombreux critiques de cinéma qui cherchent ses origines chez Flaubert, Henry James ou D.H. Lawrence.
 
Le livre de Leskov a été adapté au cinéma plusieurs fois, notamment en 1961 par le réalisateur polonais Andrzej Wajda sous le titre de Sibirska Ledi Magbet (Lady Macbeth sibérienne). Le récit a également inspiré l'opéra de même nom de Dmitri Chostakovitch, écrite sur un livret d'Alexandre Preis (1932). Cette œuvre irrita Staline par son esthétique musicale autant que par le « naturalisme » de certaines scènes sexuelles, très différent des idées que le petit père des peuples se faisait de la famille soviétique.  Un article non signé de la Pravda du 28 janvier 1936, intitulé « Le chaos remplace la musique » et écrit, comme pensait Chostakovitch, par Staline lui-même, contenait une condamnation sans appel de l'opéra. Lady Macbeth du district de Mtsensk fut interdite à la représentation jusqu’à la mort du dictateur. Remaniée par le compositeur, elle paraît finalement sous le titre de Katerina Ismailova (op. 114) en 1958 et représentée en 1962 à Moscou. Cependant, c’est encore la version originale, l'opus 29, qui est le plus souvent jouée sur les scènes du monde entier.
 
Le récit de Leskov a été réédité en 2015 aux éditions Classiques Garnier. Par ailleurs, deux projections-conférences de The Young Lady animées par Catherine Géry, professeur à l'INALCO, auront lieu prochainement à Paris : 
 
- le 18 avril à 20h au cinéma les 5 Caumartins (75009) https://www.facebook.com/events/413687708996243/
 
- le 24 avril à 20h au cinéma du Panthéon (75006) https://www.facebook.com/events/837358589746288/  
 

mercredi 1 mars 2017

Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette


 
 
Ce jour-là, la salle du Loft Roquette s’est vite révélée trop petite pour accueillir tous les intéressés. Plus de 150 personnes sont venues assister à la rencontre entre Vitaly Komar et Piotr Pavlenski, deux véritables légendes incarnant, chacun à sa façon, l’idée de résistance par les moyens artistiques.
 
 
Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette, le 25 février 2017
 
 
Tous les deux, à des époques différentes, ont fui leur pays natal, l’un volontairement, l’autre pour échapper aux poursuites pénales. Et même s’ils ne se définissent pas forcément comme dissidents, ils s’accordent sur le rôle clé de la fameuse Exposition Bulldozer dans la genèse de l’art contemporain russe. Ce jour-là, le 15 septembre 1974, quelques artistes non-conformistes avaient exposé leurs œuvres près du parc Belyayevo à Moscou, avant que celles-ci ne succombent aux coups de bulldozers envoyés par les autorités. Fait emblématique, l’artiste Oscar Rabine, l’organisateur principal de cette exposition, se trouvait dans la salle du Loft Roquette pour assister à la rencontre des deux artistes : l’un le fondateur de Sots Art résidant à New York depuis 1978 et connu pour sa longue collaboration avec Alexandre Melamid, l’autre un « artiviste » et un militant politique qui s’est fait un nom grâce à une série de performances spectaculaires.


 
Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette, le 25 février 2017




C’est tout particulièrement l’exposition de 2007 Sots Art : Art Politique en Russie à la Maison Rouge qui a permis de découvrir l’art de Vitaly Komar en France. Certaines de ses œuvres font partie de l’exposition Kollektsia ! Art contemporain en URSS et en Russie qui se déroule en ce moment au Centre Pompidou.
 
 
L'exposition Kollektsia! au Centre Pompidou, 2016-2017
 
 
Sur le modèle du Pop Art américain nourri des images produites par la société de consommation dans le contexte de la culture de masse, le Sots Art conçoit un art fondé sur l’imagerie de la propagande soviétique. Sa fronde politique est basée sur des manipulations ludiques d’une rhétorique du pouvoir destinée à soumettre l’individu, sur l’appropriation des images et des slogans de la propagande pour la rendre grotesque et libérer les consciences. Les armes qu’il utilise contre de tels cultes sont le rire, la bouffonnerie, le travestissement et la mystification.


"Sources et perspectives de l'art contemporain russe", ENSBA 2017 
 

 

Vitaly Komar connaît bien l’œuvre d’Andy Warhol avec qui il avait travaillé aux Etats-Unis. Mais ce jour-là il décide de rendre hommage à ses confrères animaux, en présentant ses collaborations artistiques avec les singes et les chiens. D’après l’artiste, les animaux voient les objets invisibles à notre regard, faisant ainsi exploser le cadre de la perception humaine : une vision décalée par rapport à la norme qui correspondrait tout à fait à la définition du génie.




Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette, le 25 février 2017
 

Ce n’est sans doute pas un hasard que Komar est passionné par le dualisme de son pays déchiré depuis toujours entre l’Europe et l’Asie. Cette dualité semble omniprésente dans l’art russe qui depuis des siècles s’est construit comme un dialogue avec le censeur. Ainsi pour comprendre cet univers, il est indispensable de se mettre à la place du censeur, pour traquer sans relâche d’innombrables métaphores dissimulées à travers la langue d’Esope. Aux yeux de Komar, le dualisme stylistique se manifeste tout particulièrement dans les années 1920, lors du passage de l’avant-garde au socialisme réaliste. On le retrouve dans la combinaison des éléments plats avec la profondeur, dans la mosaïque byzantine associée à la peinture réaliste qui fait la particularité des icones russes depuis Pierre le Grand. Mais la dualité se manifesterait également  dans la cohabitation des éléments religieux et criminels qui créent, selon Komar, la similitude entre l’Amérique d’origine et la Russie d’aujourd’hui.
 
 
"Sources et perspectives de l'art contemporain russe", ENSBA 2017 

 
De son côté, Piotr Pavlenski revendique à son tour l’héritage de l’Expositon bulldozer qui aurait permis à l’art de passer outre la propagande et les fonctions décoratives. Celui qui en 2012 s’était cousu des lèvres avec du fil rouge en soutien aux membres du collectif Pussy Riot, assume  sa confrontation permanente avec le pouvoir qui veut le désigner comme un criminel ou un fou. Mais de façon paradoxale, le pouvoir lui-même donne un sens supplémentaire à son action : c’est ainsi que les interrogatoires réels  se transforment en pièces de théâtre et les pièces à conviction deviennent les œuvres d’art. Néanmoins, Pavlenski  récuse le titre du héros qu’il considère comme une insulte pour un artiste et un moyen pour le pouvoir de l’instrumentaliser. Ce mot évoque pour lui Léonid Brejnev, quatre fois héros de l’Union soviétique, ainsi que les héros du travail socialiste, les mères héroïques ou encore le jeune pionnier Pavlik Morozov qui avait dénoncé son propre père condamné par la suite à dix ans de camp. Pourtant, si aux yeux de Pavlenski, les tentatives du pouvoir russe de le criminaliser lui permettent d’échapper à la posture du héros, dans la conscience collective, il reste un militant irréconciliable et un martyre investi d’une mission politique et citoyenne. 
 
 
Vitaly Komar et Piotr Pavlenski au Loft Roquette, le 25 février 2017
 

 
Au final, le débat au Loft Roquette a révélé des différences profondes entre les deux artistes. Certes, les deux se rejoignent dans leur anticonformisme, leurs tendances subversives et également dans une approche conceptuelle à l’art indissociable de la réflexion. Mais ils incarnent deux formes opposées de la contestation : ludique, ironique, structuraliste et relativiste, pour l’un ; sérieuse et sacrificielle, pour l’autre. Combattre en s’amusant, à l’aide du second degré, ou au contraire, cautionner l’intégrité et la gravité de son acte par un geste autodestructif, voilà deux moyens très distincts d’éviter l’officialisation et la transformation de l’œuvre en une marchandise comme une autre. Il reste à espérer que les deux artistes  aux parcours remarquables auront une occasion de poursuivre ce dialogue qui révèle l’un des grands dilemmes de l’art contemporain.
 

mardi 14 février 2017

Quelques pistes pour les "anti"




Bonne nouvelle pour les détracteurs de la Saint-Valentin et de sa célébration outrancière : les bons plans « anti » n’ont jamais été aussi nombreux. Entre les soirées anti Saint-Valentin  (et anti clichés), les ateliers anti Saint-Valentin (mais pas anti amour), les cartes anti Saint-Valentin (ayant fait le sujet d’un dessin animé sur Gulli) et enfin les cadeaux anti Saint-Valentin (si, si, ça existe !), les farouches opposants devraient trouver un moyen de fuir les bouquets de roses, les chandelles et les cocktails aphrodisiaques.

 

Il faut dire que déjà en 2008 Lionel Schwenke a eu la bonne idée de s’en prendre aux gros cœurs et aux petits anges tout au long de son livre paru aux éditions ADCAN : un recueil de témoignages, de sondages et de statistiques de 587 pages dénonçant « la plus grosse escroquerie commerciale que l'Homme connaisse ». Voici une des raisons les plus citées par les « anti » mais qui est loin d’être la seule. En effet, le web regorge de véritables argumentaires anti Saint-Valentin qui en une seule phrase se résument à peu près ainsi :

 

« Il s’agit d’une fête ruineuse, consumériste, conformiste, discriminatoire et pas très écologique célébrant des choses plus qu’éphémères et portant le nom d’un saint qui a fini décapité un 14 février ». Il faut être un romantique déconnecté ou un requin sans scrupules pour résister à cette batterie, et pour ceux-là il existe une arme ultime. Je pense à une citation ou une caricature « anti » qui peut s’avérer très efficace, à condition d’être drôle, bien sûr. Celle de Sacha Guitry pourrait être mise en exergues de cette soirée si controversée : «Ma femme et moi avons été heureux vingt-cinq ans, et puis nous nous sommes rencontrés».

 

 

dimanche 5 février 2017

"Les Nouveaux Dissidents"


 
 
Le 31 janvier, la Mairie du IVe arrondissement de Paris a accueilli de nombreux invités pour la soirée de lancement de l’association  « Les Nouveaux Dissidents ». Parrainée notamment par Liudmila Oulitskaïa, Moustafa Djemilev et Edgar Morin, elle avait été créée à l’initiative du philosophe Michel Eltchaninoff, auteur du livre du même nom publié l'an dernier aux éditions Stock.

 

Il s’agit d’une démarche d’abord éthique, qui n’a pas d’ambition politique : le but des « Nouveaux Dissidents » n’est pas de concurrencer les grandes associations existantes, mais plutôt de les soutenir en aidant ceux qui luttent pour le respect des droits de l’homme à travers le monde. Elle tâchera d’informer régulièrement le public sur ces hommes et femmes qui agissent de manière éthique, individuelle, non violente et à visage découvert, non seulement dans les dictatures et sous les régimes autoritaires,  mais aussi dans les pays démocratiques.

 

 
L’association vise à créer un espace d’expression et de dialogue entre ces dissidents qui pourront échanger leurs expériences et expliquer ce qui se passe dans leur pays. Ils auront à leur disposition un site internet où ils pourront publier leurs manifestes, leurs photos, leurs vidéos et leurs témoignages. Le site de l’association a également établi une cartographie de la dissidence à travers le monde complétée par les informations sur les régimes politiques des pays concernés.



En effet, l’histoire et la géographie de la dissidence méritent sans doute d’être davantage connues. Qui se souvient aujourd'hui de l'affaire de Victor Kravtchenko, ce dissident avant la lettre et auteur de l'ouvrage J'ai choisi la liberté (1947), dont le procès avait fait l'objet d'un livre de Nina Berberova? Journaliste à l'hebdomadaire La Pensée russe assistant aux audiences sur les bancs de la presse, elle était parmi les premiers à alerter la communauté internationale sur ce phénomène.



Quat au terme "dissident", né en URSS à l'époque brejnévienne, il est tombé en désuétude après la chute du mur de Berlin. Pourtant, depuis les années 1990, le monde voit apparaître de  nouveaux dissidents qui adoptent des modes d’action similaires. Parmi eux, Michel Eltchaninoff cite des « lanceurs d’alerte » dénonçant des abus de pouvoir ou des opacités.

 
Piotr Pavlenski, invité d'honneur de la soirée

Ainsi, une continuité peut être établie entre la poétesse Natalia Gorbanevskaïa protestant sur la Place rouge, en Août 1968, contre l’invasion de la Tchécoslovaquie avec la pancarte « Pour votre liberté et pour la nôtre », et Piotr Pavlenski, activiste russe poursuivi actuellement pour une affaire de mœurs dans son pays et ayant trouvé refuge en France. Invité d’honneur de cette soirée, il a cité une longue liste d’auteurs et d’artistes ayant été persécutés en Russie ou qui le sont toujours. D’après Pavlenski, toute activité créatrice est considérée comme politique en Russie et devient, de ce fait, une source de problèmes.

 


Aujourd’hui, aucun pays n’est plus à l’abri de ce phénomène, comme l’explique le fondateur de l’association : « Il y a quelques années et même seulement quelques mois, la notion de dissidence pouvait sembler exotique. On se disait : ‘la dissidence, c’est ailleurs’. Depuis la prise de fonction de Donald Trump, dans la presse américaine on peut lire des articles qui se demandent si des Etats ou des citoyens vont ‘entrer en dissidence’. Aujourd’hui, on voit bien qu’il faut se demander si les prochaines dissidences n’apparaîtront pas aux Etats-Unis et en Europe. Je pense d’ailleurs qu’on peut déjà en trouver ».