Le 20 février 1909 fait date dans
l’histoire des avant-gardes artistiques. Ce jour-là la une du Figaro annonce l’avènement du futurisme
italien par le biais d’un manifeste signé Filippo Tommaso Marinetti, jeune
poète d’origine italien né en Egypte. D’après Antje Kramer,[1] rares
sont des publications qui ont provoqué autant de retentissements, de
bouleversements et de filiations. Ce succès international ayant profondément
marqué l’histoire culturelle est sans doute dû à la modernité du format choisi
par le fondateur du mouvement. « Contrairement aux déclarations du XIXe
siècle qui avaient déjà fait appel, pour certaines, au genre littéraire du
manifeste, le texte historique de 1909 ne s’attarde pas sur la définition d’une
théorie, il dicte des volontés, il appelle à l’action, afin de lier l’art à la
vie ».[2]
D’autre part, notons que
l’auteur du manifeste met en place tout un plan de communication. Il tire son
œuvre à des milliers d’exemplaires pour les envoyer aux journalistes, artistes,
galeristes européens. C’est ainsi que plusieurs quotidiens italiens publient le
manifeste avant le Figaro. Cependant,
c’est la parution dans le plus grand quotidien
français de l’époque qui va s’imposer comme l’heure de la naissance
mythique du futurisme italien.
Enfin, Marinetti fait preuve
d’une grande obstination et d’un indéniable talent de leader lorsque, repoussé
par une partie de l’élite parisienne, il part en Italie pour y constituer un
véritable réseau futuriste, au sens moderne du terme. Il réussit à structurer
un nouveau mouvement artistique, investissant tous les aspects de la vie. Ainsi
il réunit de nombreux artistes, des peintres et des sculpteurs, comme Boccioni,
mais aussi des architectes (Sant'Elia), des musiciens (Russolo et son concept
de bruit), des cuisiniers, avec leurs recettes délirantes de poulet Fiat ou de
jus de pétrole. D’après Jean
Clair, Marinetti a même le mérite
d'avoir préparé la voie à la cuisine moléculaire…
Ainsi, contemporain du cubisme
(1907) limité au seul domaine des arts plastiques, le futurisme se dote
rapidement d’un rayon d’action plus étendu. Cent ans après la publication de
son manifeste, Maurizio
Serra créait dans le Figaro ce
portrait de son auteur: « Sa boulimie enfantine d'accrocher une étiquette
futuriste à tout secteur de la vie quotidienne, du sport à l'ameublement, de la
mode à la gastronomie, prête à sourire, mais n'annonce-t-elle pas la grande
confusion (ou fusion) de valeurs de la modernité ? Et son dédain pour
l'œuvre d'art religieusement conçue et irremplaçable ne sera-t-il pas repris
par Andy Warhol ou Stockhausen ? »
Procédant souvent de manière
provocatrice, les futuristes sont à l'origine du mouvement de la performance,
avec maintes manifestations tapageuses. Il s'agit des tentatives d'appliquer
leurs manifestes, en associant peinture,
théâtre et provocations. Ils prolongent leur œuvre en devenant objets d'art
eux-mêmes par la gestuelle et en développant un théâtre d'artistes-acteurs.
Le
mouvement publie plus de 400 manifestes ou tracts dans tous les domaines et se
répand vite en Russie et en Pologne. Les futuristes s’engagent également en
politique. Remarqué par Trotski, qui ne tarit pas d'éloges sur son sens de
l'organisation des masses, Marinetti sera aussi, dans son propre pays, entrainé
par le Fascio et admiré par Gramsci. Cette relation parfois complexe et trouble
du futurisme italien à la politique fera d’ailleurs l’objet d’une journée
d’études prévue à Lyon le 29 janvier prochain.
Quant au succès du manifeste
de 1909, il réside notamment dans « un activisme effréné, à vocation
messianique »,[3] revendiquant le courage, l’audace et la révolte et visant
la rupture et le renouvellement total de l’art. L’auteur prend pour cible la
littérature de la fin de siècle dominé par D’Annunzio et prêche un renouveau
total de l'homme, de la morale, de la nature contre tout « passéisme »,
toute tiédeur décadente : « La littérature ayant jusqu'ici magnifié
l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement
agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle
et le coup de poing ». Habitué des milieux littéraires parisiens, Marinetti
avait intégré le vitalisme bergsonien, le dyonysisme nietzschéen et le
déterminisme darwinien, les trois concepts qui l’attiraient particulièrement par
leur dynamisme. Le dynamisme et l’électrisme étaient s’ailleurs les
premières appellations du futurisme.
Les onze thèses du manifeste
marinettien contiennent quelques mots-clés importants dont le premier est la
vitesse : « Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie
d'une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec
son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive… ».
Plus problématique est la
glorification de la violence et de la guerre, « seule hygiène du
monde ». D’où les déclarations comme : « Nous voulons démolir
les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes
les lâchetés opportunistes et utilitaires ». Ou encore : « La
poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer
de se coucher devant l'homme ».
Enfin, toutes ces attaques sont
entreprises au nom de la modernité, et le choix du sol italien n’est pas anodin. « C'est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence
culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd'hui le Futurisme,
parce que nous voulons délivrer l'Italie de sa gangrène de professeurs,
d'archéologues, de cicérones et d'antiquaires. L'Italie a été trop longtemps le
grand marché des brocanteurs. Nous voulons la débarrasser des musées
innombrables qui la couvrent d'innombrables cimetières ».
La teneur choc de ces propos est
notamment due au fait que le manifeste s’inscrit dans la lignée de nombreux
mouvements artistiques cherchant à « épater le bourgeois ». Ce qui
explique la pratique systématique d'un discours excessif et rituellement
violent. Cet élément « délirant » (W. Krysinski ) apparaît
de multiples façons :
- Une intention polémique cristallisant
une polarisation entre alliés et ennemis et des formules chocs (« Une
automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus
belle que la Victoire
de Samothrace ».) Une telle confrontation directe s’avère nettement plus
virulente qu’une idée similaire exprimée de façon plus modérée dans le
manifeste de Jiro Yoshihara (1956) : « Il nous est par exemple
difficile aujourd’hui de considérer autrement que comme des pièces
archéologiques les grandes œuvres de la Renaissance ».[4]
- Une posture mégalomaniaque exprimée via un langage
métaphorique (« Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois
le défi aux étoiles! »)
- Des signaux d’intégrité et
d’authenticité montrant que l’auteur est prêt à se sacrifier pour la cause
qu’il défend : ainsi, en évoquant « le courage, l’audace et la
révolte », il maintient, dans une formule tout à fait nietzschéenne, que
le poète doit se dépenser « avec chaleur, éclat et prodigalité ».
- Le pathos comme moyen de persuasion associé aux
nombreux points d’exclamations.
Il est intéressant, de ce point
de vue, de lire l’extrait suivant d’une lettre de Marinetti demandant au poète
belge Henry Maassen de «refaire» son Appel
aux futuristes belges :
« [...] Je viens de lire votre
violent manifeste dont j'ai admiré la belle envolée, mais qui a le tort d'avoir
un ton trop général et partant sans force directe. Ce qui est essentiel dans un
manifeste c'est l'accusation précise, l'insulte bien définie [...] Il faudrait à
mon avis, avec un laconisme foudroyant et une crudité absolue de termes,
attaquer sans emphase (ce qui n'exclut pas les métaphores, au contraire!) ce
qui étouffe, écrase et pourrit le mouvement littéraire et artistique en
Belgique ; dénoncer les académies pédantes, les camorras des expositions, la
ladrerie des éditeurs, la tyrannie des professeurs, des érudits et des
critiques illustres mais sots ».[5]
De toute évidence, il s’agit des
recettes que le fondateur du futurisme avait brillamment appliquées à son
propre texte, devenu cent ans plus tard et malgré toutes les controverses un
grand classique du genre.
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