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Manifeste Dada |
Les
mots justes trouvés au bon moment sont de l'action (Hannah Arendt).
Un programme ambitieux
Le manifeste est un texte à teneur programmatique écrit le
plus souvent à la première personne par lequel un auteur expose ses intentions,
ses aspirations ou ses revendications. Il contient un certain nombre de postulats
politiques ou esthétiques présentés dans le but de rallier les sympathisants,
en créant un réseau plus ou moins ouvert. Le manifeste
cherche d'abord à étonner, à scandaliser, à provoquer une crise de conscience
en faisant l'effet d'une bombe. Héritage du romantisme allemand (Laurent
Margantin date le premier manifeste moderne des années 1796-1797), il garde
un lien étymologique avec l’apparition, ou la révélation, à l’opposé de ce qui
est caché, mais aussi un rapport avec l’agitation et les manifestations
publiques. Le manifeste est toujours un appel à l’action qui est sa principale
raison d’être ; c’est un condensé d’énergie et une déclaration de guerre à l'ordre établi bien
plus qu’un texte explicatif. Ses auteurs qui se considèrent bien souvent comme
des prophètes expriment directement et sincèrement leur impulsion créatrice,
visant à refaire ou à réenchanter le monde. Cette dimension utopique, ainsi
qu’une implication existentielle de ses auteurs,
constituent les principales forces du manifeste.
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Les grands manifestes |
Genre noble, le manifeste est une transcription de ce que Simone de Beauvoir appelle les plus hautes attitudes humaines: héroïsme, révolte, invention, création... Son côté séditieux mettant en avant les tendances antisystème est une arme précieuse dans la lutte pour la liberté d'expression: ce n'est pas par hasard que le manifeste à toujours été banni sous les régimes totalitaires et dictatoriaux.
L’art et la politique s’unissent parfois sous le même
drapeau, comme dans le Manifeste mexicain,
co-rédigés par André Breton et Léon Trotski. Etroitement liée à l’histoire des
avant-gardes, « la pratique manifestaire oscille entre écriture poétique
et parole révolutionnaire et jalonne l’émergence de presque tous les ismes… » (Antje Kramer),[1] aussi
différents soient-ils. Factuels ou poétiques, spontanés ou élaborés, affirmatifs
ou contestataires, théoriques ou expérimentaux, sérieux ou burlesques, ces
manifestes ont quelque chose en commun : ils recrutent des alliés sous le
signe de la rupture et au nom de la dynamique, la vitalité, la modernité, la
jeunesse, le futur ou le présent. Certains auteurs vont jusqu’à adopter une
nouvelle chronologie mythique : ainsi Oswald de Andrade situe la
publication de son Manifeste anthropophage (1928) à Piratininga, nom indigène
de Sao Paolo, et le date de l’an 374 « depuis la dévoration par les
Indiens de l’archevêque portugais Sardinha ». L'appel à l'absurde peut parfois être une passerelle vers le registre comique, même s'il n'est présent qu'en marge du genre. L'un des rares exemples du manifeste humoristique est le Manifeste du Kangourou de l'Allemand Marc-Uwe Kling, largement basé sur une parodie du Manifeste communiste.
Un genre complexe
Souvent écrit sur le vif et lié à
l’actualité, le manifeste est un genre « brut » qui n’a cependant rien
de primitif. Jeanne Demers
met en lumière sa complexité basée sur des contradictions dialectiques. Ce qui
est reçu par le lecteur comme une attaque et une provocation n'est bien souvent
qu'un appel de détresse. D’autre part, être contre quelque chose, c'est
toujours être pour quelque chose d'autre. Enfin, il est important à ses yeux de
reconnaître le côté éphémère du manifeste : « S'il est vrai en effet
que tuer le père, rompre avec le passé et réorienter l'histoire, constituent
les principales caractéristiques du manifeste, n'est-il pas normal de prévoir
que les auteurs des manifestes d'aujourd'hui seront contestés demain ? »
En tant que genre littéraire, le
manifeste montre quelques affinités avec les genres limitrophes. Ainsi, il
n’est pas rare de parler d’un « roman-manifeste » dont l’auteur
présente son engagement politique ou citoyen sous forme romanesque. Ainsi, Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo
peut être lu comme un manifeste abolitionniste, tandis que la nouvelle Après le bal de Léon Tolstoï a tout d’un plaidoyer contre les
châtiments corporels. Certains manifestes peuvent également contenir des réflexions philosophiques, comme Les manifestes dithyrambiques de Markus Lüpertz inspirés des idées de Nietzsche. Les manifestes de Friedensreich Hundertwasser sont eux aussi bien plus que des programmes artistiques, et son éloge de la spirale n'est pas sans rappeler certaines visions de la dialectique hégélienne.
Le côté didactique du manifeste
le rapproche souvent du genre d’Art
poétique établissant un ensemble de règles esthétiques, comme ceux
d’Aristote, d’Horace ou de Boileau. Mais ce côté régulier est contrecarré par
le côté subversif, visant l’affranchissement des règles dans l’esprit
d’innovation. Cette particularité rapproche le manifeste des formes
d’'expression contestataire, comme le pamphlet, un texte à la fois court et
virulent qui remet en cause l'ordre établi. Usant d'un discours maximaliste et
hyperbolisé, l’auteur du manifeste comme le pamphlétaire recherche l'action
immédiate. Le caractère subversif du manifeste est quelquefois signalé par un
titre provocateur : La gifle au goût
public, Manifeste cannibale dada, Manifeste des 343 salauds…
D’autre part, par son ton
polémique le manifeste se rapproche de la lettre ouverte, un texte qui, bien
qu'adressé à une ou plusieurs personnes en particulier, est exhibé publiquement
afin d'être lu par un plus large groupe. Cosignée, elle s’apparente à une
pétition, même si le but d'une lettre ouverte est moins d'obtenir une réponse
de son destinataire, que de propager ses opinions auprès du public. Certaines
lettres ouvertes passées à la postérité ont tout d’un manifeste. C’est le cas
de J'accuse…! rédigé par
l'écrivain Émile Zola à l'intention du président de la République Félix
Faure, et publié dans le journal L'Aurore du
13 janvier 1898, au cours de l’affaire Dreyfus. Mais c'est également le cas du Déserteur, le poème antimilitariste de Boris Vian adressé au "Monsieur le Président" (1954).
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J'accuse...! d'Emile Zola |
En réunissant les particularités
de tous ces genres, le manifeste se distingue cependant par son degré de
complexité. Selon le schéma du langage élaboré par Roman Jakobson,
il cumule nécessairement plusieurs fonctions : la fonction référentielle,
comme une déclaration, un traité, une profession de foi ; la fonction
conative, comme un appel ou une pétition ; la fonction expressive, comme
un pamphlet ; la fonction métalinguistique, comme un art poétique, mais
aussi la fonction poétique, comme les textes de fiction. Ainsi, la répétition
de certains éléments et l’utilisation de figures de style comme anaphore et épiphore
rapprochent le manifeste de l’incantation. Parmi les exemples les plus connus, la répétition du mot dada dans le manifeste de Tristan Tzara, la répétition de IL Y A… et NOUS DENONCONS…
écrits en majuscules dans le Manifeste
jaune de Dali, Montanya et Gasch et la répétition de zéro dans Zéro le nouvel idéalisme d’Otto Piene ou, plus récemment, la répétition de celles qui... au début de King Kong Théorie de Virginie Despentes. Composantes d’un acte à
l’origine magique, ces formules identiques sont là pour rythmer la phrase,
souligner un mot, une obsession, provoquer un effet musical, communiquer plus d'énergie
au discours ou renforcer une affirmation. Syntaxiquement, elles permettent de
créer un effet de symétrie.
Le graphisme et le show
L’orthographe, la ponctuation et
la typographie personnalisée font aussi partie intégrante du genre. Les
manifestes devenus des œuvres d’art semblent dialoguer avec les œuvres d’art
devenues des manifestes, comme celles présentées cette année lors de
l’exposition « Les
Clefs d’une passion » à la Fondation Louis Vuitton. L’importance du côté
visuel et l’appel à l’action immédiate rapproche
le manifeste du tract et de l’affiche. Voilà pourquoi il s’accorde facilement
avec l’esprit et l’esthétique Agitprop étroitement liés aux mouvements
d’avant-garde et visant à influencer l'opinion à des fins politiques,
commerciales, artistiques, à l'aide d'une rhétorique émotionnelle. Par exemple,
les « poèmes-affiches » de Christopher Logue parus dans les années
1960 et visant à rendre la poésie aussi visible et accessible que la musique
pop semblent directement inspirés par des manifestes poétiques des futuristes
russes.
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Christopher Logue, Pop song ("David Bowie is..." |
Ces derniers se faisaient souvent remarquer par des actions
spectaculaires relevant de la provocation. Associé aux effets gestuels et
scéniques, avec parfois des injures lancés au public, le manifeste fait alors
partie d’une performance complète comme celles réalisées par Maïakovski ou
Picabia.
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Vladimir Maïakovkski, La marche gauche |
Un projet beaucoup moins connu mais tout aussi excentrique date de 1959. Jean Tinguely, artiste suisse installé en France, s'apprêtait à lancer son premier et seul manifeste individuel au-dessus de la ville de Düsseldorf. Le lâcher aérien de 150 000 feuilles lors d'un tour en hélicoptère a cependant été interdit pour des raisons de sécurité. A la place du vol, Tinguely opta finalement pour un tour en Triumph décapotable à travers le centre-ville pour lancer ses tracts, en reproduisant une performance de Marinetti de 1912.
Le manifeste de demain
Aujourd’hui les happenings sont
le plus souvent dissociés de l’écrit. De façon général, notre époque
pragmatique semble marquée par le déclin du manifeste artistique et la
renaissance du manifeste politique défendant des causes très variées : droits
de l’homme, féminisme, mariage gay, altermondialisme, développement durable,
euthanasie, cause animale, soutien aux réfugiées, etc. L’exemple le plus connu
d’un tel texte directement lié à un engagement personnel est sans doute Indignez-vous ! de Stéphane Hessel,
à l’origine de plusieurs manifestations dans de nombreux pays du monde.
Quel est l’avenir du manifeste ?
Aujourd’hui où les grandes décisions sont prises en petits comités sous l’égide
des lobbys, il y a quelque chose de désuète et de désarmant dans cette attaque
frontale des « maîtres de demain ». En même temps, comme l’explique
Alexandre Jardin dans son nouveau manifeste,[2]
« à l’heure des réseaux sociaux, seule l’authenticité se communique
bien ». Mais lorsqu’on clame des choses haut et fort, il est important
d’éviter de nombreux écueils du genre : présomption, grandiloquence,
sérieux excessif, hermétisme ou populisme, ainsi qu’éclectisme ou étiquettes réductrices en cas
de créations collectives.
Dans les prochains articles, nous
essayerons de décrypter les raisons du succès de quelques classiques du genre.
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