Un écrit profane peut-il faire
changer la face du monde ? La réponse est oui, si on pense au destin,
certes exceptionnel, du Manifeste du
Parti communiste. Ouvrage majeur de l’économie et de la sociologie moderne
traduit en toutes les langues, lu et relu, étudié, commenté et même enregistré
il y a deux ans en Mémoire du monde de l'UNESCO, il n’a pas
encore livré tous les secrets de son efficacité.
Il s’agit d’un essai
politico-philosophique commandé par la Ligue des communistes (ancienne Ligue
des justes), et rédigé par Karl Marx. Écrit fin 1847 et
début 1848 avec la participation de son ami Friedrich
Engels et publié en février 1848, il a été diffusé à l'origine sous le
titre Manifeste du Parti communiste,
et il a ensuite été republié sous le titre Manifeste communiste.
La première raison de son
succès est liée à la propagation au bon moment des idées qui ont alors
toutes les chances d’être entendues. Publié en février 1848, dans un contexte
très spéciale que Lénine appellera plus tard « une situation
révolutionnaire », il proclame l'idée d'une révolution communiste
imminente et nécessaire.
Le Manifeste du Parti communiste peut être vu comme un résumé,
sous commande, de la pensée « marxiste » qui en se qualifiant
de communiste cherche à se différencier du socialisme de
l'époque. La Ligue
rompt avec la tradition des sociétés secrètes ouvrières et décide d'inscrire
son action dans le cadre des luttes de masse et du chartisme. En écho à cette
évolution, le texte de Marx abandonne le genre des professions de foi
politiques : il se présente comme une analyse théorique en même temps que
comme un programme politique.
L’autre raison de l’énorme succès
de cet ouvrage réside dans son accessibilité, basée sur les principes de
synthèse et de vulgarisation. Autant Le
Capital est difficile d'accès, autant Le Manifeste, texte d'application politique, se lit aisément. Il
use et abuse d’un modèle socio-économique réductionniste et manichéen marqué
par la lutte des classes. Cette dernière résulte de l’antagonisme entre le
prolétariat (dominé) et la bourgeoisie (dominante). La dimension utopique y
joue également un rôle très important culminant dans une vision qui a tout d’un
idéal inatteignable : après la victoire du prolétariat doit s’ensuivre la
dictature du prolétariat, l’égalisation des niveaux de vie, la disparition des
classes sociales et enfin la fin de l’Etat et la paix perpétuelle d’une société
sans classes.
L’internationalisme ouvrier
défendu par Marx et Engels a communiqué à leur doctrine un caractère
universaliste qui a également contribué au dépassement des structures
nationales et à une rapide propagation de ce texte au-delà des frontières.
Enfin, le Manifeste communiste fait preuve d’un sens de la formule hors du
commun, comme dans cette affirmation devenue célèbre : « Les
prolétaires n'ont rien à perdre à part leurs chaînes. Ils ont le monde à gagner ».
Certes, elle serait moins virulente sans cet appel à l’action qui
vient en conclusion : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».
Mais en plus d’être un programme
politique d’envergure, le manifeste de Marx et Engels est aussi un texte
littéraire d’une grande densité due à l’usage de figures de styles, ainsi qu’à
de nombreuses références intertexuelles. Ainsi, Marc Angenot et Darko Suvin ont
analysé des séquences de métaphores filées regroupés en trois champs imaginaux :
métaphores du combat (de la stratégie, de la guerre), métaphores empruntées à
la littérature fantastique, métaphores du vêtement et du dévêtement.
Par exemple, le texte s'ouvre en
développant de façon insistante l'imagerie du conte d'horreur et du roman noir
: «Un spectre hante l'Europe... . » Une autre image clé est celle des «Totengräber»,
du prolétariat comme fossoyeur collectif, inévitablement engendré par la
bourgeoisie pour l'enterrer — image de la pratique quotidienne, certes, mais
aussi image littéraire, depuis la
Danse de Mort médiévale et Hamlet, jusqu'au romantisme
sentimental et gothique des cimetières. (p. 50-51).
Ces métaphores consistent toutes en des remotivations /
réinterprétations d'images usées, devenues des clichés, et sont un signal de
référence, généralement ironique, à l'intertextualité : ceci dans un
éventail qui va de l'allusion directe à une source de «haute littérature»
(Heine, Carlyle...) à un collage subversif de clichés politico-littéraires. (p.
48). Car pour Marx, la «littérature» n'est pas un domaine à part du discours
social, qu'il faut fétichiser ou tenir en respect. Au contraire, il est
convaincu qu'à travers elle passent des vecteurs idéologiques révélateurs de sa
conscience profonde de la pratique sociale. (p. 49).
D’autre part, les auteurs de
l’article constatent que la haute densité expressive du préambule est liée à un
procédé caractéristique de la forme lyrique plutôt que du discours narratif et
démonstratif : l'emploi marqué de l'allitération et de l'assonance (p. 56).
L’étude de Marc Angenot et Darko
Suvin confirme une nouvelle fois l’importance majeure de la fonction poétique
dans le texte d’un manifeste. Car c’est elle qui lui confère cette force et
cette conviction fédératrice sans laquelle il se transformerait très vite en
une curiosité historique.
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