L’exposition Carambolages ouverte au Grand Palais à partir du 2 mars, présentera
185 œuvres d’art, issues d’époques, de styles et de pays différents et réunies
dans le cadre d’un parcours conçu comme un jeu de dominos. Parmi elles, les
visiteurs pourront admirer la célèbre toile Et
le soleil s’endormit sur l’Adriatique ayant provoqué un scandale en 1910,
lorsque le secret de sa création fut révélé au grand public.
Peinte sur sa moitié haute de couleurs vives
orange, jaune et rouge, sur sa moitié basse d'un bleu évoquant la mer, cette
huile sur toile fut présentée à Paris au Salon des Indépendants, le refuge des
artistes novateurs affranchis de l’autorité des jurys académiques. Le tableau
était bordé d'un cadre doré et signé en bas à droite des lettres orange « J
R BORONALI ». Le catalogue de l’exposition précisait qu’il s’agissait
d’un jeune peintre italien, Joachim-Raphaël Boronali, né à Gênes, théoricien
d’un nouveau mouvement artistique baptisé « excessivisme ».
Dès l’ouverture du Salon, Boronali faisait
connaître aux journaux son Manifeste de l’excessivisme où il
justifiait ainsi son nouveau mouvement pictural : « Holà !
grands peintres excessifs, mes frères, holà, pinceaux sublimes et rénovateurs,
brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture
de demain. Sa formule est l’Excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit
un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force,
la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes.
(…) Vive l’Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores
malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras fumants ! »
Quelques jours plus tard, le jeune écrivain
Roland Dorgelès révéla aux journalistes, constat d’huissier et photographies à
l’appui, que le tableau Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique était
un canular et que son auteur était en réalité un âne. Il s’agirait de Lolo,
l’âne du père Frédé, le patron du Lapin Agile, le célèbre cabaret de
la butte Montmartre. Boronali serait est en fait l’anagramme d’Aliboron, l’âne
des Fables de Jean de la Fontaine. En présence d’un huissier de justice,
Dorgelès et ses complices avaient attaché à la queue de Lolo un pinceau chargé
de peinture. Chaque fois que le père Frédé donnait à son âne une carotte ou une
feuille de tabac, l’animal remuait la queue en signe de contentement,
appliquant ainsi de la peinture sur la toile.
Dans le journal satirique Fantasio, Dorgelès explique
qu’il voulait tourner en dérision les peintres impressionnistes (le titre du
tableau est une allusion à la célèbre toile de Monet Impression, soleil
levant) et « montrer
aux niais, aux incapables et aux vaniteux […] du Salon des indépendants que
l'œuvre d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi
leurs œuvres. » L’évènement, repris par l’ensemble de la presse
nationale, eut un succès retentissant et attira une foule de curieux.
Très vite l’histoire de l’âne qui peint avec sa
queue jouit d’une renommée
mondiale. En 1912 Michel Larionov et Natalia Gontcharova intitulent leur
exposition à L’Ecole des Beaux-arts à Moscou La Queue d’âne. Plus
récemment, en 1962, Nikita Khrouchtchev a évoqué la queue d’âne pour
exiger l’interdiction de l’art de l’avant-garde à l’Union Soviétique.
L’âne Lolo n’a pas profité de sa nouvelle gloire.
Retombé dans l’anonymat, il a été retrouvé mort noyé dans un étang. Quant à
Roland Dorgelès, il est décédé en 1973 à l’âge de 87 ans, en tant que président
de l’Académie Goncourt et créateur du prix littéraire portant son nom. Et si
l’attaque antimoderniste avait clairement raté son cible, leur œuvre commune, devenue
une référence artistique incontournable, continue aujourd’hui d’amuser les
regards et d’échauffer les esprits.
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