Comment devient-on expert en
entreprise(s) ? Daniel Joss a changé d’employeur 18 fois et a gagné 17 procès
aux prud’hommes. On aurait aimé connaître en détail le parcours de cet élément
perturbateur. On n’en saura rien - peut-être que le moment n’est pas encore
venu. Mais en attendant, Daniel Joss a trouvé un autre moyen de partager ses
expériences, moins personnel mais tout aussi instructif, caustique et
hilarant : c’est le Dictionnaire délirant et cynique de
l’entreprise paru aux éditions Studyrama.
Examinons d’abord le titre, en
commençant par l’entreprise, cette « tyrannie participative » riche
de ses antinomies : mère et marâtre, pourvoyeuse et fossoyeuse, elle vous
suit à la trace (cf. Flicage) de l’ « embouche »
(cf. Entretien d’embouche) jusqu’à
l’obtention de la licence du Pôle emploi (cf. Licencié). Certes, un audit aussi inquisiteur de cette entité
économique, où le faire-savoir compte plus que le savoir-faire, donne des
résultats peu réjouissants. Comme Darwin en son temps, l’auteur étudie les
mécanismes de survie des spécimens les plus adaptables. Mais son regard n’est
pas vraiment cynique, plutôt désabusé et aiguisé par la détection de l’absurde
sous toutes ses formes, y compris la langue de bois. Ainsi, intérêt général est selon lui une
« expression utilisée pour expliquer qu’une activité est déficitaire ou
intéresse peu de monde mais qu’elle est indispensable ». Dans la même
optique, fausse bonne idée est
une expression polie pour éviter de dire « idée de merde ».
Plutôt que décrypter les codes de
l’entreprise, Daniel Joss les craque avec la brutalité d’un hacker. Tout le
monde en prend pour son grade : les patrons et les salariés, les
actionnaires et les syndicats, les consultants et les commerciaux, les
blagueurs et les grognons. Loin de tout parti pris politique, l’auteur ne cache
pas sa méfiance envers ceux qui ne font qu’embrouiller la situation par les
projets de réformes inefficaces et contradictoires. Car telle est sa définition
du politique : « Personne
qui fourmille d’idées concernant la relance de la croissance économique et la
manière dont les entreprises devraient gérer leurs affaires, mais qui n’a
jamais travaillé en-dehors de l’administration ».
Quant au côté délirant de ce dictionnaire,
il se manifeste surtout dans les prouesses langagières qui ne sont pas sans rappeler
les expériences surréalistes. Daniel Joss n’hésite pas à disséquer, à
décomposer, à mettre en collision les termes usés pour se les réapproprier de
façon ludique en faisant ressortir les analogies et les parentés insoupçonnées.
Le dictionnaire est truffé de
néologismes, de jeux de mots, de fausses étymologies dont certaines très
poétiques : ainsi, les amateurs des métaphores ne manqueront pas de
remarquer la présence du rève dans la
grève et du truc dans la structure.
Depuis 2012, le livre n’a rien
perdu de son actualité. En effet, à part le nom du Président et le nombre des
chômeurs, rien n’a vraiment changé, et le contexte de la crise économique
transformant l’ascenseur social en toboggan social est tout aussi présent.
Aujourd’hui encore ce
dictionnaire reste un bon moyen de secouer un peu les collègues résignés et
plongés dans la routine abrutissante. Ce n’est pas par hasard qu’il contient
une page vierge où le lecteur est appelé à noter ses propres définitions
délirantes et cyniques. Une occasion de surmonter, ne serait-ce qu’un instant, la
crainte éternelle du cadre, à savoir celle « d’en sortir » (cf. Cadre).
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