Les destins féminins
Nina Berberova, (1901-1993), l’une
des grandes auteures de l’émigration russe, nous a laissé une œuvre remarquable
qui contient des romans, de la poésie, deux pièces de théâtre, des essais et bien
sûr son livre de souvenirs intitulé « C’est moi qui souligne ». En
étudiant son œuvre de fiction, des critiques et des chercheurs ont souvent souligné
l’évolution de sa façon d’écrire. Ainsi, à partir des années 1930, sa prose est
de plus en plus inspirée de son vécu ; l’univers masculin de ses œuvres de
jeunesse (Les Chroniques de Billancourt, Les Derniers et les Premiers) laisse
place à un monde dont la femme est l’actrice principale. Tout laisse donc
supposer que, d’une certaine manière, sa prose de fiction prépare et anticipe
l’écriture de son autobiographie.
Lorsqu’elle crée dans son œuvre
l’image de la nouvelle femme, Berberova tient avant tout à se distancier de la
génération précédente pour laquelle « le plus important était de paraître[i] ».
En observant les dames du monde, précieuses et maniérées, déclamant des vers
d’une voix larmoyante, elle se sent une jeune fille différente, « si
étrangère à leurs rêveries, leurs chuchotements et leurs espoirs[ii] ».
Voilà pourquoi elle a l’impression d’être incomprise par sa propre mère, une
représentante typique de cette espèce mondaine qui se montre indifférente à
tout ce qui anime Nina à cette époque. « Grandir, puis vieillir sans être
aucunement préparée à comprendre les problèmes politiques, sociaux, scientifiques
et esthétiques de son temps semblait à ma génération une triste anomalie[iii] » .
Un certain rejet de la beauté
féminine est aussi caractéristique pour Berberova : la plupart de ses
héroïnes sont affublées d’un physique moyen, sinon disgracieux[iv].
Cependant, comme le soutient Evelyne Enderlein, cet effacement de l’extérieur
se montre « inversement proportionnel à une hypertrophie de la vie
intérieure[v] ».
L’histoire d’une
révolte
Le roman Roseau révolté (1958) tient une place à part dans l’œuvre de Nina Berberova.
Ce texte extrêmement révélateur qui, selon son éditeur Hubert Nyssen, devrait
faire le bonheur de tout cinéaste intelligent[vi],
peut être lu comme un véritable credo.
Les premières lignes qui nous
revoient aux événements du 2 septembre
1939 résument ce jeu éternel des enchantements et des désenchantements qui fait
la force de la prose berberovienne : « Il arrive dans la vie de
chacun que, soudain, la porte claquée au nez s’entrouvre, la grille qu’on
venait d’abaisser se relève, le non définitif n’est plus qu’un peut-être, le
monde se transfigure, un sang neuf coule dans nos veines. C’est l’espoir. Nous
avons obtenu un sursis. Le verdict d’un juge, d’un médecin, d’un consul est
ajourné. Une voix nous annonce que tout n’est pas perdu. Tremblants, des larmes
de gratitude aux yeux, nous passons dans la pièce suivante où l’on nous prie de
patienter, avant de nous jeter dans l’abîme ».
L’héroïne est une femme très
amoureuse qui s’accroche désespérément à l’homme qu’elle aime, tout d’abord au
sens propre du terme. Il lui semble impossible de laisser repartir Einar dans
sa Suède natale. Cet amour maintenu intact malgré toutes les épreuves de la
guerre lui permettra de survivre et de retrouver Einar après sept ans de
séparation.
Cependant contre toute attente, ce
n’est pas l’amour mais la libération d’une dépendance amoureuse qui est le
thème véritable du Roseau révolté. C’est
la révolte d’une femme abandonnée qui n’est pas prête à payer n’importe quel
prix pour reconquérir l’être aimé. Elle préfère renoncer à Einar plutôt que de laisser
quelqu’un d’autre qu’elle-même diriger son existence.
Retour en no man’s land
Berberova explique le choix de
son héroïne par le besoin de préserver son espace de liberté et de mystère, de
silence et de solitude, cet espace inhérent à la condition humaine qu’elle
appelle no man’s land. « Il
y a l’existence apparente, et puis l’autre, inconnue de tous, qui nous
appartient sans réserve. Cela ne veut pas dire que l’une est morale et l’autre
pas, ou l’une permise, l’autre interdite. Simplement chaque homme, de temps à
autre, échappe à tout contrôle, vit dans la liberté et le mystère, seul ou avec
quelqu’un, une heure par jour, ou un soir par semaine, ou un jour par
mois. »
La notion de no
man’s land est associée dans l’esprit de Berberova à l’image de roseau
pensant. Selon Pascal, l'être humain est un être vivant dont toute la dignité
consiste en la pensée. Cette image a connu une évolution dans l’œuvre du Fédor
Tioutchev, un poète russe du dix-neuvième siècle : dans son poème Il y a une mélodie dans les vagues de la mer,
le roseau pensant « murmure
sa révolte ». Si pour Tioutchev l’harmonie de la grande chorale de la
nature est perturbée par la dissonance de « la musique de l’âme » due
à sa « liberté éphémère », pour Berberova, la capacité de se révolter
est une qualité essentielle de l’être humain. C’est cette indépendance qui
détermine le choix final de l’héroïne du Roseau
révolté de préserver sa dignité pour ne pas se mutiler en sacrifiant
sa transcendance. Murie et aguerrie, forte de son vécu, elle ne veut plus être
un jouet du destin ou des personnes en échange d’un sursis, d’une promesse,
d’une lueur d’espoir. Elle ne se laisse pas manipuler par la femme d’Einar et
trouve le courage d’expliquer sa décision de partir : « Maintenant,
quand une porte s’ouvre ou qu’une fenêtre se relève, les larmes de gratitude ne
m’étouffent plus, non ! Je ne profite pas de toutes les occasions, je ne
m’incline pas devant toutes les permissions. Après ce que j’ai vu, je n’ai pas
envie d’être, en quoi que ce soit, l’animal que l’on met au pas, que l’on
dresse, que l’on envoie quelque part, que l’on gave ou que l’on fait mourir de
faim, que l’on punit ou que l’on congratule pour avoir bien obéi à la
baguette ».
Ainsi, contrairement à d’autres héroïnes
de Berberova, la protagoniste du Roseau révolté ne cherche pas à
détruire ou à se détruire, mais, au contraire, fait preuve de respect pour les
autres : selon Hubert Nyssen, il s’agit d’une révolte « dans la
lucidité, l’intelligence, la douceur, la sensualité, la fierté[vii] ».
[i] « C’est moi qui souligne ». Thesaurus Nina Berberova (essais), Actes Sud, 1998, p. 74.
[ii] Ibid., p. 100.
[iii] «
Histoire de la baronne Boudberg »,
In : Thesaurus Nina Berberova, p. 1445.
[iv] Gayaneh
Armaganian-Le Vu, Le thème de
l’émigration dans l’œuvre en prose de Nina Berberova, mémoire et création,
thèse pour le doctorat en langue et littérature slave, sous la direction de
Michel Aucouturier, université de Paris IV, Sorbonne, 1999, p. 229.
[v]
Evelyne Enderlein, « Nina Berberova, “Des vainqueurs et des vaincus”
(quelques réflexions sur les héroïnes berbéroviennes) », In : Modernités russes 4 : La femme dans la
modernité, Centre d’Etudes Slaves André Lirondelle, Université Jean-Moulin,
Lyon, 2002, p. 333.
[vi] Hubert
Nyssen, L’Éditeur et son double, I, Actes
Sud, 1988, p. 257.
[vii] Ibid.
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