Les
systèmes totalitaires instaurent un rapport autoritaire et doctrinal à la
création dont la finalité est le plus souvent associée à la propagande.
L’atteinte à la liberté d’expression de chacun passe notamment par le biais de
la censure directe ou indirecte. Et pourtant, depuis l’apparition de la
censure, les auteurs ont toujours cherché les moyens de la contourner. Parmi
les astuces les plus utilisées, le recours aux mécènes, la publication sous un
faux nom ou à l’étranger, tout comme d’autres formes de la publication et de la
diffusion clandestines (du samizdat
avant la lettre).
Mais
il existe des moyens de contournement purement littéraires nés eux aussi en
même temps que la censure. L’un des plus importants est le recours à la langue
d’Esope, terme littéraire rapidement popularisé dans la Russie du XIXe siècle,
notamment grâce aux écrits satiriques de Michail Saltykov-Chtchedrine. Il
renvoie au procédé du grec Ésope qui aurait vécu au VIe siècle av. J.-C.
et a laissé quelques centaines de fables mettant en scène des animaux et
développant une morale facile à comprendre. Fondateur de l’apologue, il aurait
choisi ce discours
narratif démonstratif et allégorique, à
visée argumentative et didactique, pour pouvoir dire la vérité
aux puissants de ce monde malgré sa condition
d’esclave. Basée sur l’ironie et de nombreuses allusions adressées aux initiés,
cette démarche ludique et critique n’est pas très différente de celle de
Voltaire optant pour le genre du conte philosophique ou de Beaumarchais qui
situe l’action du Barbier de Séville en
Espagne, tout en visant la monarchie française.
La
langue d’Esope et son rôle dans la littérature russe du XXe siècle ont fait
l’objet de la thèse de Lev Lossev, poète et critique russe exilé aux Etats-Unis
en 1976. Parmi les exemples les plus marquants, on peut citer de nombreux
titres de la littérature jeunesse ou bien la poésie de Joseph Brodsky associant
la stagnation brejnévienne au déclin de l’Empire Romaine. D’après Luba
Jurgenson, auteur du livre Création et
tyrannie, les adeptes de la langue d’Esope prennent la censure comme un fait
littéraire qui les oblige à plus de sophistication, plus de raffinement, de
manière à interdire leurs œuvres au profane. Grâce à l’enrichissement
sémantique par l’ajout d’un niveau d’interprétation supplémentaire, le jeu
métaphorique avec la censure est un jeu d’esthètes qui affirme le caractère
élitiste de la création littéraire. Il distingue ces auteurs des dissidents
engagés, à travers de leurs textes, dans une dénonciation ouverte du régime.
L’un des chapitres du livre de
Luba Jurgenson est consacré au skaz,
procédé permettant d’introduire dans la narration une parole orale attribuée
non à un personnage mais à un groupe social ou professionnel facilement
reconnaissable par son parler. Popularisé par des auteurs comme Babel, Zochtchenko
et autres héritiers de Nicolas Leskov, le skaz
est une forme de parole clandestine, ou « passée en contrebande ». Le
skaz a depuis toujours une dimension
subversive : par son biais, les auteurs cherchent à donner la parole à des
groupes sociaux en marge de l’espace officiel et à écrire une autre histoire, souvent
très différente de l’historiographie imposée. L’intrusion de l’altérité sur
laquelle repose le procédé du skaz
apparaît ainsi à la fois comme un signe de la « schizophrénie » de
l’époque et une possibilité d’échapper à la responsabilité. De cette façon, le skaz montre ses deux facettes
irréductibles, l’orale et la dialogique (dans le sens de Michaïl Bakhtine),
toutes les deux indissociables des discours hybrides et transgressifs et
opposés au modèle littéraire unique porté par le « réalisme
socialiste ».
Les repères donnés dans le livre
de Luba Jurgenson dépassent l’histoire de la littérature soviétique entre 1917 et
1991 qui fait son objet. Ainsi, il serait intéressant d’explorer le rôle du skaz et de la langue d’Esope en général
dans l’espace culturel russe contemporain marqué souvent par une censure
indirecte, mais aussi le caractère universel des ces formes de résistance
esthétique.
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