Malgré
tout ce qu’elle comporte de conventionnel et de sentimental, Lettre d’une inconnue de Stefan
Zweig n’a jamais arrêté de me poursuivre comme le rappel des comptes à régler. Autrefois
je trouvais cette histoire belle, touchante et hautement romantique ; je
la lisais aussi comme un témoignage à charge. Par la suite, lorsque j’ai
réalisé la nature ravageuse de cet amour « absolu » frôlant la
pathologie, je l’ai largement parodié dans mon roman Les années fastes. Je pense que c’était une façon de tuer
l’Inconnue au fond de moi-même. Aujourd’hui les seuls sentiments que ce cas
clinique m’inspire sont la peine et la révolte devant un immense gâchis qui
pourrait être résumé par la formule implacable de Simone de Beauvoir :
« Mais il y a peu de crimes qui entrainent pire punition que cette faute
généreuse : se remettre tout entière entre des mains autres ».
Écrite
par une anonyme, cette lettre fiévreuse et lucide, mélange de confession
délirante et de testament mûrement réfléchi, raconte dans les détails
l’histoire d’une passion monomaniaque et dévastatrice. Dès l’âge de treize ans,
l’héroïne tombe éperdument amoureuse de son voisin, un romancier à succès pour
qui elle restera à jamais une inconnue. Dans une démarche sacrificielle et
masochiste, elle met sa vie, son corps et son esprit au service d’une passion
dévorante et unilatérale, de cette « douleur fatale » qui se
transforme en un véritable programme d’autodestruction.
Il
s’agit de l’amour instinctif, fatal et inaltérable tel que Maupassant le décrit
dans La Rempailleuse, l’histoire d’une
pauvre créature qui vit et meurt dans l’anonymat vouant une passion sans bornes
à un homme indigne. La nouvelle de Maupassant soulève les mêmes questionnements
et y apporte la même réponse catégorique dans sa phrase finale : « Décidément,
il n’y a que les femmes pour savoir aimer ! »
Cependant,
écrivain du XXe siècle, Zweig choisit une approche psychanalytique (et une
héroïne suffisamment sophistiquée pour qu’elle puisse s’allonger sur son divan
romanesque). Voilà pourquoi on ne peut pas donner raison à Elsa Zylberstein,
auteur de la préface affirmant que l’héroïne a choisi son destin. La genèse
de l’amour démentiel qui s’empare soudain d’une adolescente naïve, craintive et
timide montre qu’elle pouvait difficilement faire un autre choix. La place de
l’autre et la prédisposition au statut de la victime préexistent à la
rencontre : « Avant même que tu fusses entré dans ma vie, il y avait
autour de toi comme un nimbe, comme une auréole de richesse, d’étrangeté et de
mystère […] ». Tout prépare la naissance
de son sentiment exclusif : l’absence du père, le contraste saisissant
entre le nouveau locataire et la famille qui occupait l’appartement précédemment,
la curiosité éveillée par l’écrivain, son mode de vie, son serviteur et son
mobilier, enfin l’effet qui lui fait ce jeune homme séduisant, si différent de
l’image du vieil intellectuel qu’elle avait créé dans son imaginaire. Dès la
première rencontre qui a tout d’une révélation, elle n’a plus qu’une idée en
tête : attendre et épier l’objet de son amour, en observant scrupuleusement
sa vie et ses habitudes. Ses « excès enfantins » faits « de
grotesques exaltations et de puériles
folies » sont loin d’être anodins. Son
investissement affectif extrêmement intense l’entraîne vers un schéma mental de
sacralisation où se retrouvent toutes les caractéristiques du fanatisme, y
compris le culte aux accents quelquefois fétichistes, le clivage entre ce qui a
un rapport avec l’objet de ce culte et ce qui n’en a pas, l’aveuglement et
l’obsession par celui dont chaque mot lui est « un évangile et une
prière ». Bref, l’héroïne est en
proie à cet amour idolâtre qui d’après Simone de Beauvoir ne peut être que désespéré.
Ses
souvenirs ponctuent ses délires, telle l’érotomanie mise également en lumière
par l’auteure du Deuxième sexe :
« Pendant des heures, pendant des journées entières je pourrais te
raconter comment j’ai vécu alors avec toi, avec toi qui connaissais à peine mon
visage […]. » « […] Je ne sais
comment, à force de m’occuper de toi, si démesurément et incessamment, une idée
chimérique s’était formée en moi ; il me semblait que, cela allait de soi,
toi aussi, tu pensais souvent à moi et m’attendais […]. »
Le
narcissisme joue également un rôle important dans son histoire. Au moment
où le jeune voisin lui adresse pour la première fois un regard doux et un mot
familier, l’héroïne se sent attachée à lui à jamais, quitte à vivre une
déception à la limite du supportable : « Mais, dans mes heures les
plus noires, dans la conscience la plus profonde de mon insignifiance, je
n’avais pas même osé envisager cette éventualité, la plus épouvantable de
toutes ; que tu n’avais même pas porté la moindre attention à mon
existence. »
Dans
l’espoir du moindre signe de son idole, elle abdique sa transcendance, sa
liberté et sa dignité ; tapie dans l’ombre, elle va jusqu’à renoncer à
tout contact extérieur et toute activité personnelle : « Je restais
assise chez moi ; pendant des heures, pendant des journées, je ne faisais
rien que penser à toi, penser à toi sans cesse, me remémorant toujours les cent
petits souvenirs que j’avais de toi, chaque rencontre et chaque attente […]. »
C’est au nom de cette offrande insensée, de cette attente passive et muette, de
cette disponibilité sans faille qu’elle met sa vie entre parenthèses :
« Toute ma vie, depuis que je suis sortie de l’enfance, a-t-elle été autre
chose qu’une attente, l’attente de ta volonté ? »
Son
effacement frôle l’anéantissement, et tandis que le héros apparaît comme un
être vivant, doté des ses qualités et de ses défauts, l’Inconnue semble tout
simplement inexistante. Si l’homme pour lequel elle se consume ne la reconnaît
jamais lors de ses rencontres avec elle, c’est parce que malgré sa beauté elle
reste une femme invisible. Bien évidemment, elle n’a aucune chance d’être aimée
en retour, car elle a renoncé à sa propre vie et à sa personnalité unique. À
part sa lettre écrite in extremis et résumant sa vie entière dans quelques
pages, elle ne laisse aucune empreinte sur terre, même pas son enfant dans
lequel elle ne voyait par ailleurs qu’un ravissant double de son père.
Se
laissant entrainer par son élan passionnel mortifère et suicidaire, elle accepte
le dessaisissement de son libre arbitre au profit de l’objet de son amour. Elle
n’est plus que « cette esclave, cette servante, ce miroir trop docile, cet
écho trop fidèle. » Cette
dépersonnalisation s’accompagne d’une chosification, lorsque l’héroïne
elle-même s’identifie à une montre dans la poche de son idole ou
aux roses qu’elle lui envoie tous les ans de manière anonyme le jour de son
anniversaire.
Il
s’agit d’un paradoxe tragique analysé avec finesse par l’auteure du Deuxième sexe : plus la femme cultive
l’esprit du sacrifice et de l’abdication dans l’espoir de gagner un jour
l’affection de l’homme qu’elle aime, moins de chance elle a d’être réellement
remarquée ou appréciée par lui. Une constellation fatalement asymétrique
mettant en péril le bonheur conjugal, comme le montre Flaubert dans Madame Bovary : « Sa femme
avait été folle de lui autrefois ; elle l’avait aimé avec mille servilités
qui l’avaient détaché d’elle encore davantage. »
Ainsi,
dénué de créativité, d’esprit critique et d’estime de soi, l’amour n’a aucune
valeur ajoutée. Pire, toute relation amoureuse peut très vite se révéler
toxique lorsqu’elle n’est pas réciproque. Aimer au point de n’être
« rien » sans l’autre peut devenir une menace pour la liberté et la
dignité d’un être humain qui dans le pire des cas mène vers l’autodestruction,
comme le souligne la poétesse russe Natalia Krandievskaïa :
Oui, ce fut un crime
De dédaigner le monde entier pour toi
seul,
Pour se jeter à tes pieds
Comme une ombre servile.